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dimanche 27 août 2023

Philosopher à l'ombre?


En traînant à Biarritz, l'autre jour, la chaleur commençait à m'importuner. Impossible de philosopher. Je me suis alors demandé quelle était la température la plus favorable pour que mon esprit se lance dans l'élaboration de concepts. Je me suis souvenu que telle était pour Gilles Deleuze la vocation du philosophe. Avec ses "machines désirantes", ses "rhizomes", son "pli", que sais-je encore, Deleuze, en effet, sur ce point, ne nous a pas déçus. Mais philosophait-il par fortes températures? J'ai creusé ma mémoire pour me rappeler en quelle condition atmosphérique j'avais forgé jadis les concepts de "chichi", de "blabla", de "gnangnan". En vain. J'ai eu toutefois souvenir que si je n'avais pu peaufiner le concept de "concon" qui visait à définir des théories sur le bonheur, la joie, la vie réussie, ce n'était pas pour des raisons météorologiques, mais par flemme. Ma flemme connaît des variations, mais elle est mon unique climat intime.


 

vendredi 16 octobre 2020

Schopenhauer (suite) et la joie



Moi qui me rase à l’occasion de réjouissances collectives programmées et organisées à grand renfort de moyens de toutes sortes, et que je fuis systématiquement, je ne puis que souscrire à ce que le Patron, dans ses Aphorismes, écrit au sujet de la joie qui est censée s’y exprimer. «Les magnificences sont pour la plupart de pures apparences, comme des décors de théâtre. [Mais] l'essence de la chose manque. Ainsi les vaisseaux pavoisés et fleuris, les coups de canon, les illuminations, les timbales et les trompettes, les cris d'allégresse, etc., tout cela est l'enseigne, l'indication, l'hiéroglyphe de la joie; mais le plus souvent la joie n'y est pas: elle seule s'est excusée de venir à la fête.» Excellente formule. Et si vraie. Que rien ne soit plus sinistre qu’une foule qui exulte sur commande, seule une âme mélancolique, c’est-à-dire sensible à la joie réelle, peut le ressentir. Le paradoxe de ce que d’aucuns appellent le pessimisme de Schopenhauer, qui ne devrait résonner que des accents de la tristesse, est de reconnaître la présence de la joie dans le cours de la vie oscillant de la douleur à l’ennui. Mais ce qui fait de pareil pessimisme ni plus ni moins qu’une pensée lucide, c’est de rappeler la nature rare et éphémère de la joie, sa nature tragique, donc, là où Spinoza, Nietzsche ou, même, Clément Rosset, la substantialisent comme une force. Schopenhauer n'en parle pas comme un philosophe mais comme un écrivain — avec finesse et justesse. «Là où réellement elle se présente, elle arrive d'ordinaire sans se faire inviter ni annoncer, elle vient d'elle-même et sans façons, s'introduisant en silence, souvent pour les motifs les plus insignifiants et les plus futiles, dans les occasions les plus journalières, parfois même dans des circonstances qui ne sont rien moins que brillantes ou glorieuses. Comme l'or en Australie, elle se trouve éparpillée, çà et là, selon le caprice du hasard, sans règle ni loi, le plus souvent en poudre fine, très rarement en grosses masses. [Voilà pourquoi] dans toutes ces manifestations dont nous avons parlé, le seul but est de faire accroire aux gens que la joie est de la fête, d’en produire l'illusion […].» Schopenhauer n’a pas usurpé son titre de patron.   

 

mardi 13 octobre 2020

Schopenhauer (suite) — Michel Houellebecq et le Patron


 

 

 

 

 

Dès les premières pages de En présence de Schopenhauer, Michel Houellebecq nous apprend qu’il a vingt-cinq ans quand il feuillette pour la première fois en bibliothèque un recueil d’aphorismes d’Arthur Schopenhauer. «En quelques minutes, tout a basculé», écrit-il. Le jeune homme, qui, en philosophie, «en était resté à Nietzsche», succombe soudain au charme toxique du maître de la négation. Quand il aura terminé de lire Le monde comme volonté et comme représentation, les idées du surhomme, de la mort de Dieu, de l’éternel retour deviendront à ses yeux des visions grotesques. Pour le poète et le futur romancier, Schopenhauer sera désormais le «Patron» — comme l’appelait Cioran. 

Michel Houellebecq exprime sa gratitude envers Schopenhauer parce qu’il lui permettra de garder la tête froide à l’égard des utopies. Le propos du  philosophe n'est pas de se plaindre de la mauvaiseté du monde, mais de rappeler qu’il est mu et déterminé par le vouloir-vivre, un élan universel, inépuisable, aveugle, absurde, et, dès lors, que rien n'y est fait pour notre bien. De notre premier souffle jusqu’au dernier, les maux nous affligent sans relâche. S’ils nous épargnent, nous nous savons menacés par le pire (pessimus), exposés aux maladies, aux cataclysmes naturels, aux guerres, à la pauvreté et à son cortège d’avilissements. Nous redoutons surtout nos semblables prompts à donner libre cours à leur violence physique ou à leur méchanceté morale. Même l’amour n’est qu’une duperie de la nature. C’est une illusion nourrie par un intérêt égoïste. La sexualité nous enchaîne à la procréation. Contre le pourboire de l’orgasme, l’espèce nous voue à sa perpétuation et au recommencement de nos souffrances. 

On sait que, pénétré d’une pareille métaphysique, Michel Houellebecq excelle à décrire dans ses romans l’humiliation d’exister. Ses personnages vont d’espérances brisées en mécomptes cruels. La fatalité met dans leurs déboires toutes les douleurs de la tragédie, mais la dérision qui se mêle à leur torture réduit chacun d’eux au rôle de bouffon. Toutefois, on voit que dans les passages du Monde traduits ici, dans cet opuscule, par ses soins, Michel Houellebecq ne se borne pas aux considérations du philosophe sur les effets désastreux du vouloir-vivre chez les humains. On doit à Schopenhauer, dit-il, une théorie neuve de l’art. Chez un individu handicapé du vouloir-vivre, la représentation du monde peut donner lieu à une contemplation et, même, à une création esthétique. La nature produit en masse des individus actionnés par un ressort vital et les destine aux tâches socialement utiles. Accaparés par leur travail, leur carrière, leurs affaires, leur famille, leur engagement politique, leurs loisirs mêmes, les embesognés demeurent insensibles à la réalité qui les entoure et n’en ont que des idées communes. Ils ressemblent à ces hamsters qui tournent à toute vitesse dans leur petite roue et qui, s’ils étaient doués de conscience et de parole, auraient l’illusion qu’ils avancent dans la vie et l’arrogance d’affirmer qu’ils font bouger les choses. Or, c’est dans le petit nombre des êtres souffrant, au sens fort, d’une atrophie du désir compensée par une hypertrophie de la conscience que s’affirme la sensibilité artistique — ou encore, selon le mot de Schopenhauer, le génie. Trop faibles pour pédaler dans une petite roue, ces hamsters-là, losers de leur espèce, voués à la vita contemplativa, non seulement observent les autres s’activer dans leur machine, mais aussi leur cage et, à travers les barreaux, l’immense décor qui se tient au-delà. L’un d’eux maîtriserait-il, par exemple, un talent littéraire, il rendrait compte avec une économie de moyens, de manières, de formes, de ce qu’il perçoit, ressent, comprend et exposerait sans fard au regard de ses semblables les aspects de leur condition. Un roman serait la carte fidèle du territoire de l’existence.

Michel Houellebecq aura-t-il reconnu un reflet de lui-même dans ce portrait du génie selon Schopenhauer? Sans doute, bien que, suppose-t-il, il eût produit de meilleurs livres si la «pensée autour de lui avait été plus riche». Comment réagiront, alors, les contemplatifs sans œuvre ? Michel Houellebecq les console:« L’artiste est toujours quelqu’un qui pourrait aussi bien ne rien faire, se satisfaire de l’immersion dans le monde, et d’une vague rêverie associée».

F.S. 


© Figaro Littéraire — 2018