vendredi 16 octobre 2020

Schopenhauer (suite) et la joie



Moi qui me rase à l’occasion de réjouissances collectives programmées et organisées à grand renfort de moyens de toutes sortes, et que je fuis systématiquement, je ne puis que souscrire à ce que le Patron, dans ses Aphorismes, écrit au sujet de la joie qui est censée s’y exprimer. «Les magnificences sont pour la plupart de pures apparences, comme des décors de théâtre. [Mais] l'essence de la chose manque. Ainsi les vaisseaux pavoisés et fleuris, les coups de canon, les illuminations, les timbales et les trompettes, les cris d'allégresse, etc., tout cela est l'enseigne, l'indication, l'hiéroglyphe de la joie; mais le plus souvent la joie n'y est pas: elle seule s'est excusée de venir à la fête.» Excellente formule. Et si vraie. Que rien ne soit plus sinistre qu’une foule qui exulte sur commande, seule une âme mélancolique, c’est-à-dire sensible à la joie réelle, peut le ressentir. Le paradoxe de ce que d’aucuns appellent le pessimisme de Schopenhauer, qui ne devrait résonner que des accents de la tristesse, est de reconnaître la présence de la joie dans le cours de la vie oscillant de la douleur à l’ennui. Mais ce qui fait de pareil pessimisme ni plus ni moins qu’une pensée lucide, c’est de rappeler la nature rare et éphémère de la joie, sa nature tragique, donc, là où Spinoza, Nietzsche ou, même, Clément Rosset, la substantialisent comme une force. Schopenhauer n'en parle pas comme un philosophe mais comme un écrivain — avec finesse et justesse. «Là où réellement elle se présente, elle arrive d'ordinaire sans se faire inviter ni annoncer, elle vient d'elle-même et sans façons, s'introduisant en silence, souvent pour les motifs les plus insignifiants et les plus futiles, dans les occasions les plus journalières, parfois même dans des circonstances qui ne sont rien moins que brillantes ou glorieuses. Comme l'or en Australie, elle se trouve éparpillée, çà et là, selon le caprice du hasard, sans règle ni loi, le plus souvent en poudre fine, très rarement en grosses masses. [Voilà pourquoi] dans toutes ces manifestations dont nous avons parlé, le seul but est de faire accroire aux gens que la joie est de la fête, d’en produire l'illusion […].» Schopenhauer n’a pas usurpé son titre de patron.   

 

3 commentaires:

  1. Le chef d'oeuvre de Schopenhauer est bien, selon mon humble avis, ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie. Petit livre qui, depuis que je l'ai lu, n'a cessé de m'accompagner. Un des rares écrits philosophiques -mais pas le seul- qui m'ait vraiment aidé dans la vie. J'attends avec impatience de pouvoir lire votre dernier opus. Sujet sulfureux en ces temps de moraline omniprésente. Donc réflexion pertinente attendu de votre part.

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    1. Cher Éric,

      Les Aphorismes, en effet, restent un précieux bréviaire de résistance à toutes sortes de couillonneries intellectuelles et morales passées, présentes, futures. C'est dans cet esprit que j'ai écrit mon factum. J'espère qu'il sera à la hauteur.
      À vous,
      FS

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  2. Monsieur Schiffter, je suis un lecteur de vos livres et, tel que vous, dans votre Bluff Éthique, à la manière de Lucien de Samosate, je ne crois point qu'un tiers puisse venir nous enseigner comment vivre et, encore moins, comment être heureux. Je sais bien que Schopenhauer, dans ses Aphorismes, se met dans un plan d'immanence et il dit même qu'il rentre en contradiction avec le chapitre intitulé "L'ordre de la Grâce", de son LMVR. Mais en quoi différencié vous les supercheries épicuriennes, stoïciennes, etc. et ce traité de bonheur écrit par Schopenhauer ? C'est un aspect qui me tient à cœur de savoir votre avis sur la question. Merci, David Halfin (du Portugal)

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