lundi 27 septembre 2021

Les brêles contre Roland Jaccard


Quand elle a appris le suicide de Roland, Élisabeth Lévy a osé tweeter: «Il en avait rêvé, il l’a fait». Qui s’étonnera de la vulgarité de cette bonne femme coiffée d’une scarole rouge? 

Jérôme Leroy, l’employé de ladite bonne femme, dans un article filandreux, s’est posé la question de savoir quelle place occupe Roland Jaccard dans «le paysage intellectuel français». Comment cette brêle stalinienne peut-il user de pareil cliché et se poser une telle question? C’est faire injure à Roland qui se savait apprécié des happy few. Là s’arrêtait son ambition.

Tahar Ben Jelloun a signé un billet qui suinte le ressentiment à l’égard d’un écrivain érudit et désinvolte, profond et stylé. Roland avait mis son talent dans sa vie et cette vie dans ses livres. Cela le dispensait de commettre des romans à la manière de Tahar Ben Jelloun, ce parvenu des lettres.  

Roger-Pol Droit a torché une «nécro» de commande dans Le Monde. Quand Roland travaillait pour ce journal, celui qu’on surnomme «Pol-Mouillé» enviait sa liberté, ses livres, son travail d’éditeur. Exemple même du collègue envieux qui se revanche à mots couverts dans un hommage faussement amical. 

Je n’ai pas lu tout ce qui a été écrit sur la mort de Roland. Je l’entends me dire: « Ah!Le Schifftero défend la mémoire du Jaccardo! Je n’en attendais pas moins de lui, mais c’est accorder trop d’importance à des remous de vase!» Il aurait raison, bien sûr. Mais, là, il me faut avoir tort. 

    À propos de mémoire, je sors de ma bibliothèque Vertiges, un opuscule de mon ami que j’avais édité en 2000 quand j'animais DISTANCE, une cabane d’édition construite sur une plage de Biarritz. Cet échec commercial total nous fit rire pendant vingt ans. 


 

mardi 21 septembre 2021

L'élégance de Roland Jaccard (paru dans Philosophie Magazine)


Ce lundi 20 septembre, à 8h15, j’allume mon ordinateur. Je constate que Roland Jaccard m’a envoyé un mot à 7h38. «Je m’en vais! Prends le relais!» Au dessus, je lis: “Big sleep”. Je comprends que mon ami vient de se donner la mort et que ses derniers mots sont ceux d’un testament. 

Le 22 septembre, Roland Jaccard aurait eu quatre-vingts ans. 

Quand je lus L’Exil intérieur, paru en 1975, je commençais mes études de philosophie. Par sa lucidité, l’ouvrage tranchait avec la littérature de l’époque. Alors que des théoriciens marxistes spéculaient sur l’avènement d’une révolution, Jaccard, en disciple de Freud, écrivait la suite de Malaise dans la civilisation. Les troubles de Mai 68 furent non pas les symptômes d’un désir de liberté collective, mais les prodromes d’une schizoïdie générale: plus les individus œuvraient à une subversion de l’ordre par des expériences communautaires, plus ils s’exilaient en eux-mêmes, telles des monades. «Dans nos sociétés modernes, l’autre est réduit à une pure fonction instrumentale; nous le côtoyons, mais nous ne le rencontrons jamais. Nous vivons socialement dans une sorte de vaste coït interrompu.» Et, ajoutait Jaccard, si les idéologies ou les religions nous consolent, seule la pharmacie nous aide à persévérer dans l’existence. 

Pareille vision du monde charmait mon fond de pessimisme et flattait mes doutes à l’égard des utopies. Fils unique, orphelin de père précoce, je trouvais chez Jaccard un grand frère intellectuel. Je guettais la parution de chacun de ses livres, soit un tome de son Journal, soit un de ses essais. Jaccard avait le secret des titres séduisants: L’Ombre d’une frangeDes femmes disparaissent, L’Âme est un vaste paysLes Chemins de la désillusionLa Tentation nihilisteLe Cimetière de la morale… On ne se remet jamais d’une enfance heureuse, ainsi s’intitule son ultime opus

Jaccard émaillait son Journal d’aphorismes bien sentis et ses essais d’anecdotes bien troussées. Pour les aphorismes, il suivait l’exemple de son ami Cioran, pour les anecdotes celui de son modèle Henri-Frédéric Amiel. Il n’avait cure d’être original, du moment où il était personnel en tout. Concernant l’art du roman, il tenait pour lui que c’était une impasse. «Pourquoi donc si peu d’écrivains se rendent-ils compte que le journal intime, c’est la liberté […] alors que le roman a presque toujours quelque chose de contraint, de fabriqué, de décourageant. Déjà ce simple fait stupide, et insupportable, qu’il faut un début et une fin. On sue dans le roman, on s’ébroue dans le journal intime». 

Directeur de collection aux Presses Universitaires de France, Jaccard éditait des livres de philosophie, mais c’eût été lui faire injure de lui dire qu’il était philosophe. Trop égotiste pour s’aventurer dans le général, trop épris de style pour s’échiner sur une somme, trop sceptique pour défendre une doctrine, il se contentait de saupoudrer ses écrits d’une sagesse bien à lui, forgée davantage par l’humeur que par la raison, et inspirée de Schopenhauer — qu’il appelait l’oncle Arthur, ou, avec Cioran, le Patron. Grand lecteur des écrivains viennois fin de siècle et de Thomas Bernhard, il plaçait la littérature au-dessus de la métaphysique. «La première se précipite dans la profondeur des contradictions humaines, alors que la seconde reste au bord de l’abîme».

Souvent, Jaccard évoquait son nihilisme et, souvent aussi, rappelait son désir de se suicider… un jour. 

Qu’entendait-il par nihilisme? Rien qui relève d’une révolte fanatique, mais le sentiment que la vie est une épreuve dont nous pourrions nous passer si on l’examine selon les plaisirs et les douleurs qu’elle nous offre et nous inflige. Pour Jaccard, le calcul était vite fait, même si la Fortune l’avait plus avantagé que desservi — lui qui passa son temps à voyager, à hanter les palaces, à paresser au bord de la piscine Deligny en compagnie de naïades délurées. Il refusa d’être père, voyant dans les maternités des endroits sinistres où des couples sans morale s’apprêtent à tirer du néant des êtres innocents et à les reléguer aussitôt dans l’esseulement, fût-il surpeuplé. C’est parce qu’il ressentait l’angoisse de la solitude et du passage, qu’il multipliait les conquêtes féminines, s’était marié deux ou trois fois, et s’entourait d’amis — même s’il savait, comme Montaigne, les amours plus fragiles que l’amitié. 

Dès ses premiers livres, Jaccard promettait de se suicider, mais sa longévité suscitait des ricanements. Il s’en protégeait par l’humour. «À tous ceux qui s’étonnent que je sois encore en vie, je réponds: on peut se suicider sans mourir. C’est ce que j’ai fait à travers mes livres. Solution tellement confortable, tellement suisse… ». Ce lundi matin, mon ami Roland Jaccard a fait taire les rires. Il n’était pas malade: cet été, il jouait au tennis de table au sporting club de Pully. Il était en pleine possession de son intelligence: quand je lui ai parlé au téléphone début août, il m’amusa avec ses sarcasmes sur l’inquisition sanitaire qui sévissait en France. Dimanche après-midi, il disputait des parties d’échecs avec ses partenaires habituels. Courageux, Roland a refusé le vandalisme de la vieillesse. En 2002, il signait un livre: L’Homme élégant