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mardi 13 octobre 2020

Schopenhauer (suite) — Michel Houellebecq et le Patron


 

 

 

 

 

Dès les premières pages de En présence de Schopenhauer, Michel Houellebecq nous apprend qu’il a vingt-cinq ans quand il feuillette pour la première fois en bibliothèque un recueil d’aphorismes d’Arthur Schopenhauer. «En quelques minutes, tout a basculé», écrit-il. Le jeune homme, qui, en philosophie, «en était resté à Nietzsche», succombe soudain au charme toxique du maître de la négation. Quand il aura terminé de lire Le monde comme volonté et comme représentation, les idées du surhomme, de la mort de Dieu, de l’éternel retour deviendront à ses yeux des visions grotesques. Pour le poète et le futur romancier, Schopenhauer sera désormais le «Patron» — comme l’appelait Cioran. 

Michel Houellebecq exprime sa gratitude envers Schopenhauer parce qu’il lui permettra de garder la tête froide à l’égard des utopies. Le propos du  philosophe n'est pas de se plaindre de la mauvaiseté du monde, mais de rappeler qu’il est mu et déterminé par le vouloir-vivre, un élan universel, inépuisable, aveugle, absurde, et, dès lors, que rien n'y est fait pour notre bien. De notre premier souffle jusqu’au dernier, les maux nous affligent sans relâche. S’ils nous épargnent, nous nous savons menacés par le pire (pessimus), exposés aux maladies, aux cataclysmes naturels, aux guerres, à la pauvreté et à son cortège d’avilissements. Nous redoutons surtout nos semblables prompts à donner libre cours à leur violence physique ou à leur méchanceté morale. Même l’amour n’est qu’une duperie de la nature. C’est une illusion nourrie par un intérêt égoïste. La sexualité nous enchaîne à la procréation. Contre le pourboire de l’orgasme, l’espèce nous voue à sa perpétuation et au recommencement de nos souffrances. 

On sait que, pénétré d’une pareille métaphysique, Michel Houellebecq excelle à décrire dans ses romans l’humiliation d’exister. Ses personnages vont d’espérances brisées en mécomptes cruels. La fatalité met dans leurs déboires toutes les douleurs de la tragédie, mais la dérision qui se mêle à leur torture réduit chacun d’eux au rôle de bouffon. Toutefois, on voit que dans les passages du Monde traduits ici, dans cet opuscule, par ses soins, Michel Houellebecq ne se borne pas aux considérations du philosophe sur les effets désastreux du vouloir-vivre chez les humains. On doit à Schopenhauer, dit-il, une théorie neuve de l’art. Chez un individu handicapé du vouloir-vivre, la représentation du monde peut donner lieu à une contemplation et, même, à une création esthétique. La nature produit en masse des individus actionnés par un ressort vital et les destine aux tâches socialement utiles. Accaparés par leur travail, leur carrière, leurs affaires, leur famille, leur engagement politique, leurs loisirs mêmes, les embesognés demeurent insensibles à la réalité qui les entoure et n’en ont que des idées communes. Ils ressemblent à ces hamsters qui tournent à toute vitesse dans leur petite roue et qui, s’ils étaient doués de conscience et de parole, auraient l’illusion qu’ils avancent dans la vie et l’arrogance d’affirmer qu’ils font bouger les choses. Or, c’est dans le petit nombre des êtres souffrant, au sens fort, d’une atrophie du désir compensée par une hypertrophie de la conscience que s’affirme la sensibilité artistique — ou encore, selon le mot de Schopenhauer, le génie. Trop faibles pour pédaler dans une petite roue, ces hamsters-là, losers de leur espèce, voués à la vita contemplativa, non seulement observent les autres s’activer dans leur machine, mais aussi leur cage et, à travers les barreaux, l’immense décor qui se tient au-delà. L’un d’eux maîtriserait-il, par exemple, un talent littéraire, il rendrait compte avec une économie de moyens, de manières, de formes, de ce qu’il perçoit, ressent, comprend et exposerait sans fard au regard de ses semblables les aspects de leur condition. Un roman serait la carte fidèle du territoire de l’existence.

Michel Houellebecq aura-t-il reconnu un reflet de lui-même dans ce portrait du génie selon Schopenhauer? Sans doute, bien que, suppose-t-il, il eût produit de meilleurs livres si la «pensée autour de lui avait été plus riche». Comment réagiront, alors, les contemplatifs sans œuvre ? Michel Houellebecq les console:« L’artiste est toujours quelqu’un qui pourrait aussi bien ne rien faire, se satisfaire de l’immersion dans le monde, et d’une vague rêverie associée».

F.S. 


© Figaro Littéraire — 2018

 

 

 

         

 

 

 

 

         

 

 

 

 

 

            

 

  

lundi 16 juin 2014

Biarritz au crépuscule

Photographie de Claude Nori

Au pied du château d’Ilbarritz, ce samedi 14 juin 2014.
Pendant que la noce s’égaye, Michel H. m’invite à m’asseoir auprès de lui. Le soleil baisse et nous pouvons le regarder fixement. Il arbore un beau rouge, doux et flou.
— Regardez, Frédéric, les êtres qui vont mourir ne peuvent pas rater ce spectacle.
— J’habite ici depuis longtemps, vous savez. Je ne me prive jamais d’un coucher de soleil.
Michel H. se tait. Il contemple l’océan gagné peu à peu par le crépuscule. Il demeure silencieux, tétant sa cigarette qu’il tient entre l’annulaire et le majeur. Je ne le dérange pas dans ses pensées.
— Vous avez raison, Frédéric, marmonne-t-il au bout de cinq minutes les yeux rivés sur l’horizon: Nietzsche n’a pas l’envergure qu’on lui prête (Je comprends qu’il repense à la conversation que nous avons eue il y a quelques heures). Mais c’est normal: il a été écrasé par le génie de ses maîtres en philosophie et en musique. Schopenhauer et Wagner l’ont étouffé.
Un long moment passe. Derrière nous on joue de vieux boogie-woogies, des mambos, des chachachas. Des rires et des petits cris féminins se mêlent au bruit du ressac. Je songe à Wagner, à Strauss, à son inaudible Ainsi parlait Zarathoustra… Nietzsche aurait-il aimé danser le rock avec Lou?
— Cette Lou, c’était une salope ! s’écrie soudain Michel H. (Je me dis qu’il n’y a rien de surprenant dans ce télescopage mental. Quand on pense à Nietzsche, on pense à Lou.)
Je m’apprête à poursuivre notre conversation sur ce thème, mais je m’aperçois que mon interlocuteur s’est absenté de l’autre côté de la mer ou, peut-être, s’est-il perdu au fond de lui.
Comme le soleil a disparu, je lui propose d’aller dîner.       
En se levant, Michel H. me prend par le bras. En montant les marches recouvertes de sable qui mènent au restaurant, il s’arrête et me dit:
— Pour moi la partie n’a plus de sens depuis longtemps. J’ai vu tout le dessous des cartes.