dimanche 28 octobre 2018

Pawlikowski, documentariste de l'âme





Parfois, dans l’insignifiance cinématographique, paraît un vrai film qui décrasse nos yeux. Cold War en est un, comme l’était, il y a deux ans, Ida du même Pawel Pawlikowski. J’appelle vrai film une œuvre qui réussit à transposer en images les ombres d’une âme seule. En apparence, sur l’écran, les personnages Wiktor et Zula appartiennent à une société prise dans l’Histoire, vont de part et d’autre du rideau de fer, passent des chants folkloriques au jazz, souffrent les brimades de la bureaucratie soviétique, côtoient la bohême parisienne, tentent l’amour, le trahissent, le vivent jusqu’à son paroxysme, mais en réalité ils émanent tous deux de la nuit intime de Pawlikowski. Ils incarnent les spectres de ses parents qui choisirent de disparaître ensemble avant d’entrer dans le jour blême de la vieillesse. Dès lors, le parti pris du noir et blanc ne répond pas chez Pawlikowski à une vieille habitude de documentariste, à une affectation d’esthète, au désir d’une photogénie de ses acteurs et du décor. La couleur aurait dénaturé les paysages de l’est enneigés et boueux qui furent les états d’âme du cinéaste, comme elle aurait affadi l’évocation de la guerre froide. Le cinéma est un art poétique. Dans sa jeunesse, Pawlikowski consacra une étude à Georg Trakl. À l’évidence, les vers du poète de la solitude suicidaire résonnent encore dans le cœur de l’orphelin. Cold War est un vrai film parce qu’il a été tourné dans la lumière du soleil noir de la mélancolie.       

jeudi 18 octobre 2018

Réédition de LA BEAUTÉ, UNE ÉDUCATION ESTHÉTIQUE


Les premières pages: 
"Dans Éthique et Infini, Emmanuel Levinas affirme que si nous nous attardons à détailler les traits d’un prochain, nous frôlons le meurtre: en contemplant sa physionomie, nous ne lisons pas le «Tu ne tueras point!» que Dieu, selon lui, aurait inscrit sur la partie la plus nue de son corps. «La peau du visage est celle qui reste la plus nue […] bien que d’une nudité décente. Il y a dans le visage une exposition sans défense. Une pauvreté essentielle… La preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance.» En ne prenant pas garde à la «nudité» du visage de l’autre, nous oublions le devoir de nous en rendre responsables. «Lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire […] vous vous tournez vers autrui comme vers un objet.» Aussi, dit Levinas, quand nous rencontrons quelqu’un, l’unique attitude éthique à tenir à son égard «est de ne même pas remarquer la couleur de ses yeux».
Le propos de Levinas est d’une subtilité telle que je ne l’ai jamais lu qu’en ayant le sentiment d’avoir affaire à une supercherie. N’est-ce pas par le visage que l’autre me signale d’emblée sa singulière altérité? Qu’est-ce qu’un visage dépourvu de nez, de front, de menton, d’yeux, sinon celui d’un fantôme, d’une musulmane recouverte de sa burqa, d’un militant du Ku-Klux-Klan affublé d’une cagoule, d’un futur pendu dont on a caché la tête sous un sac? Ne pas prêter attention au visage de quelqu’un, n’en être pas curieux, qu’est-ce d’autre sinon une marque d’indifférence ou de mépris? Étrange éthique qui exige que l’on commence par adresser une fin de non-percevoir à la singularité charnelle de son prochain.
Comment perçoit-on la «nudité» d’un visage, surtout s’il est un beau visage de femme? Car, en ce cas, c’est la beauté qui trouble le contemplateur, à tel point que, se sentant dans ce dénuement qu’on appelle la timidité, le voilà en lutte contre lui-même pour garder une contenance. C’est pour cette raison même que je ne donne pas davantage raison à Spinoza quand il déclare que la beauté n’existe que par la grâce d’un désir: on ne désire pas une femme parce qu’elle est belle, dit-il, mais une femme est belle parce qu’on la désire. De là, on sait, sourd la fameuse théorie de la cristallisation — reprise par Stendhal mais que Spinoza emprunta lui-même à Lucrèce — selon quoi, aiguisée par le désir, l’imagination en embellit l’objet. Difficile de ne pas entendre-là, dans ce discours qui réduit la beauté à une hallucination excitée et excitante, l’aveu d’une détresse sexuelle. Surtout, le propos spinoziste manque son but à mêler désir et regard. Sur ce point, Kant s’avère d’une plus grande perspicacité que Spinoza. Pour le solitaire de Königsberg, la question n’est pas de savoir si une femme est attirante parce qu’elle est belle ou belle parce qu’elle est attirante, mais de constater qu’une belle femme n’est pas désirable. Dans la mesure où le beau suscite un plaisir de contemplation, une belle femme relègue un homme à une distance respectueuse, nécessaire au seul désir qui s’impose en cet instant: le désir désintéressé — détaché (provisoirement, du moins) d’une finalité sexuelle — de regarder sa beauté."