En traînant l’autre jour à Biarritz, dans le secteur du phare, je pensais sans penser — à quelque chose de précis, veux-je dire. Je ne m’arrêtais sur aucun thème de réflexion, sur aucune impression ressentie. Mes pas me portaient dans telle ou telle direction, sans que je la choisisse vraiment. J’obéissais à l’automatisme du hasard. Je ne peux dire que j’étais dans mes pensées, puisque je ne réfléchissais pas. Cela m’arrive rarement de connaître pareil état. Car, lorsque je traîne, mes pensées en profitent pour s’agiter. Extérieurement, je passerais pour un flâneur, mais intérieurement pour un exalté. Par chance, quand je traîne ainsi, c’est toujours dans la proximité de l’océan. Or, le spectacle de son immensité souligne l’insignifiance de mes cogitations désordonnées et évanescentes. La contemplation de l’océan est la secrète adoration que je voue à ce maître d’indifférence.
" [...] cette impulsion objective de l’âme se trouve facilitée et favorisée par les objets extérieurs qui s’offrent à nous, par l’exubérance de la belle nature qui nous invite et qui semble nous contraindre à la contempler. Une fois qu’elle s’est présentée à notre regard, elle ne manque jamais de nous arracher, ne fût-ce que pour un instant, à la subjectivité et à la servitude de la volonté; elle nous ravit et nous transporte dans l’état de pure connaissance. Aussi un seul et libre regard jeté sur la nature suffit-il pour rafraîchir, égayer et réconforter d’un seul coup celui que tourmentent les passions, les besoins et les soucis: l’orage des passions, la tyrannie du désir et de la crainte, en un mot toutes les misères du vouloir lui accordent une trêve immédiate et merveilleuse. C’est qu’en effet, du moment où, affranchis du vouloir, nous nous sommes absorbés dans la connaissance pure et indépendante de la volonté, nous sommes entrés dans un autre monde, où il n’y a plus rien de tout ce qui sollicite notre volonté et nous ébranle si violemment. Cet affranchissement de la connaissance nous soustrait à ce trouble d’une manière aussi parfaite, aussi complète que le sommeil et que le songe: heur et malheur sont évanouis, l’individu est oublié; nous ne sommes plus l’individu, nous sommes pur sujet connaissant: nous sommes simplement l’œil unique du monde, cet œil qui appartient à tout être connaissant, mais qui ne peut, ailleurs que chez l’homme, s’affranchir absolument du service de la volonté; chez l’homme toute différence d’individualité s’efface si parfaitement qu’il devient indifférent de savoir si l’œil contemplateur appartient à un roi puissant ou bien à un misérable mendiant. Car ni bonheur ni misère ne nous accompagnent à ces hauteurs. Cet asile, dans lequel nous échappons à toutes nos peines, est situé bien près de nous; mais qui a la force de s’y maintenir longtemps? Il suffit qu’un rapport de l’objet purement contemplé avec notre volonté ou notre personne se manifeste à la conscience: le charme est rompu; nous voilà retombés dans la connaissance soumise au principe de raison; nous prenons connaissance non plus de l’Idée, mais de la chose particulière, de l’anneau de cette chaîne, à laquelle nous appartenons aussi nous-mêmes; nous sommes, encore une fois, rendus à toute notre misère. — La plupart des hommes s’en tiennent le plus souvent à cette dernière condition; car l’objectité, c’est-à-dire le génie, leur manque totalement. C’est pour cette raison qu’ils n’aiment point à se trouver seuls en face de la nature: ils ont besoin d’une société, tout au moins de la société d’un livre. Chez eux en effet la connaissance ne cesse de servir la volonté: c’est pourquoi ils ne cherchent dans les objets que le rapport qu’ils peuvent y découvrir avec leur volonté; tout ce qui ne leur offre point un rapport de cette nature provoque au fond de leur être cette plainte éternelle et désolante, pareille à l’accompagnement d’une basse: « Cela ne me sert de rien. » Aussi dès qu’ils sont seuls, le plus beau site prend-il à leurs yeux un aspect glacé, sombre, étranger, hostile. »
RépondreSupprimerSchopenhauer
À vous,
R.C. V.