samedi 1 février 2014

Lettre à Pierre L.


Clément Rosset, Néo-Mexique, juillet 2013

Cher Pierre L.,
Sur votre suggestion, je viens de regarder La Grande Librairie, l’émission de François Busnel. Vous avez raison: Robert Misrahi n’est qu’un triste sire, aussi est-il bien naturel que son petit pensum soit préfacé par Michel Onfray, un type encore plus sinistre que lui. Vous vous demandez quel public le pataquès conceptuel de cet olibrius peut séduire et convaincre. Soyez persuadé que, quand elles liront le titre du produit — La joie d’amour, pour une érotique du bonheur —, nombre de bonnes femmes sous-cultivées et en déficit de séduction se précipiteront dessus. L’ayant feuilleté, elles le rangeront sur une étagère de leur bibliothèque consacrée au thème de l’épanouissement personnel, entre un bréviaire de spiritualité œcuménique de Frédéric Lenoir et un traité de méditation de Matthieu Ricard, et, sans doute, à côté d’un manuel de philosophie appliquée à la vie quotidienne de Roger-Pol Droit — surnommé par ses confrères du journal Le Monde: Roger Poule-Mouillée. Comme vous l’avez remarqué, Clément Rosset semblait perdu sur ce plateau au milieu de ces cuistres bien-pensants et verbeux, l’un prenant la pose du héros attendant la mort, l’autre nous expliquant comment il s’est débarrassé de la peur et nous invitant à suivre son exemple, un autre encore, la face barrée d'un rictus haineux, osant ramener son imbitable science de l’amour. Vous déplorez qu’il ait eu moins de temps de parole que les autres. C’est vrai. Mais Rosset n’en pensait pas moins. Ce n’est donc pas grave. Vous, moi, d’autres happy few qui lisent Rosset depuis longtemps, nous savons que rien n’égale l’humour de ses ouvrages pour aérer une atmosphère intellectuelle chargée de moraline. Nous formons une secte de je-m’en-foutistes de qualité et, comme disait Oscar Wilde, «dans un siècle où l’on ne prend au sérieux que les imbéciles, nous vivons dans la terreur de n’être pas incompris». 

À vous, F.S.              





12 commentaires:

  1. Cher Frederic,

    Au risque de paraitre sot ou ridicule, j’ose avouer que je me sens flatté d’avoir été cité dans le titre de votre dernier billet ! Bien que misanthope au dernier degré, je visite souvent votre blog (quel mot affreux, au fait) . Car on y est soudain en très bonne compagnie. Et sachez qu’ayant lu tous vos livres, j’en apprecie evidemment le contenu mais en premier lieu le style. En particulier celui du « Contre Debord » que j’ai relu récemment : c’est à la fois un plaisir et aussi une consolation que d’en lire certaines pages. L’emotion créée par un style d’ecriture depasse pour moi de loin celle suscitée par une melodie ou une image. Ce qui dans les temps kitschissimes et lugubrement festifs dans lesquels j’essaie de vivre, est à la fois rare et inattendu. Une heureuse consolation. A vous, Pierre L.

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  2. Monsieur
    La lecture de vos derniers billets vous montre très en forme. Pour pouvoir apprécier votre texte, j'ai regardé cette nuit La Grande Librairie . Au jeu proposé par François Busnel, les balbutiements de Clément Rosset pour dire qu'il ne savait ce qu'il ferait s'il lui restait une heure à vivre avait un côté réjouissant face à la prétention du fielleux philosophe du Monde (cf son compte-rendu de votre excellent "Charme des penseurs tristes"), l'insoutenable assurance du journaliste qui a vaincu la peur et aux ridicules démonstrations d'un apôtre de la joie et de l'amour que vous décrivez très exactement.
    Recevez, Monsieur, l'expression de ma sympathie Gilbert Guyonnet

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  3. Cette émission fut remarquable par ce qu'elle révélait des invités. L'autosatisfaction de RP Droit, le cabotinage de Misrahi et la lourdeur de Guillebaud. Lorsque Rosset a raconté l'anecdote selon laquelle, pour Joyce, une feuille d'automne tombant à terre avait une importance égale à la chute d'une bombe, le journaliste sans peur et très vertueux s'est empressé de contester (en adepte du chien de Pavlov) :"pour les Syriens, ce n'est pas la même chose !" , tout heureux de reprendre l'avantage, croyait-il, sur Rosset en jouant les consciences préoccupées par le sort des malheureux. Illico presto, il est devenu, à mes yeux, le symbole du niais qui recherche, à tout prix, l'applaudissement des contemporains. Misrahi a tenté le même coup en suggérant que les camps de concentration réfutaient l'alliance rossetienne de la joie et du tragique...Clément Rosset fut exemplaire, impressionnant et très au-dessus de ses contradicteurs.
    Patrice Jean

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  4. Clément Rosset a cette force de ne jamais se mettre en rogne même quand, pour la énième fois, des pères-la- moraline, des actionnaires de la bien-pensance, des rentiers de l'optimisme, lui renvoient ce qu'il appelle lui-même dans Cinq pièces morales le syllogisme du bourreau :

    Vous dites que la joie est acceptation du réel sans condition,
    Or dans le réel il y a des bourreaux,
    Donc vous acceptez joyeusement les bourreaux.


    Ces types n'ont tout simplement pas le niveau et cela les met en rage.







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  5. Clément Rosset a laissé poliment les prétentieux à leurs prétentions, ce que vous appelez, cher Frédéric Schiffter, la courtoisie du trompe-l’œil.

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  6. J'ai regardé moi aussi cette émission, et après cela, le plaisir de lire votre article et les commentaires qui le suivent! En écoutant Misrahi, que je ne lirai évidemment pas, j'ai pensé à cette expression, qui vous en rappellera d'autres: platitude emberlificotée (le titre est en soi révélateur). On aurait dit une méchante dissertation d'un étudiant de première ou deuxième année de philo qui cherche à parler le philosophe pour donner un supplément - de quoi, au juste? - à ce qu'on a du mal à appeler ses idées. J'ai eu des condisciples qui remplissaient des copies entières avec leur "sujet qui se définit dans son rapport à son désir", et autre "liberté qui me constitue comme sujet désirant". Et cela marchait parfois, à ma grande surprise. A supposer que ce genre de propos veuille dire quelque chose - admettons-le dans certains cas -, on se dit que leur auteur a surtout cherché à se faire valoir, à se donner une contenance, à se singulariser par un discours apparemment technique, pensant que cela ferait profond. Bref, comme vous dites, d'un auteur à consulter dans des bibliothèques de bonnes femmes, et qui servira d'inspiration à des professionnels du management ou du développement personnel (Ah le supplément d'âme du commercial qui a lu Hubert Reeves).
    Et avec de telles platitudes, Misrahi réussit à avoir un ton agressif par moments! Le ton de celui qui doit absolument faire comprendre qu'il est dans le vrai. On pense alors à Cioran: "N'a de certitudes que celui qui n'a rien approfondi." Et on regrette de ne pas avoir pu entendre Rosset.
    Tristan

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  7. Cher Tristan,
    Sachez qu'il est certains "managers" - dont je suis, je le confesse - qui prennent plaisir aux belles lettres et ne laisse pas de lire des auteurs comme Rosset, Cioran, Flaubert etc., cela parce que ces derniers ont le grand mérite de faire profession de cruauté, c'est à dire refus de la complaisance envers quelque objet que ce soit. Une inflexion d'esprit des plus salutaire lorsque votre milieu vous oblige à frayer avec la niaiserie et les superfétations de la masse.
    J'entrevois dans les commentaires de ce blogue nombre de clichés sur l'entreprise et ses "managers". Mon honneur n'en souffre guère car je ne m'assimile pas aux gourous de la profession. Je tiens toutefois à vous notifier que le magistère des sciences de l'entreprise, tout comme la philosophie, compte ses charlatans et interlopes nombreux, autant que ses rares honnêtes hommes.
    Noter par ailleurs que j'adhère point à point à vos remarques sur l'émission.
    Bien à vous,
    Fabien.

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    1. On est manager et on s'appelle Fabien, et, contrairement à toute attente, et surtout contrairement à la vérité la plus élémentaire, on prétend que l'on pense. Car la vérité est la suivante, dis-je à Frédéric dans mon fauteuil de l'HP, alors que lui-même, également dans son fauteuil, se demandait quelle insanité pourrait sortir de mon cerveau perturbé par l'existence de tous les Fabiens, mais cela ne suffit pas, avais-je déjà pensé, de tous les Fabiens qui, comme il se doit, se proclament managers, et par-dessus le marché portent peut-être la barbe et pensent que ça leur donne l'air de philosophes, la vérité est la suivante: les mères nous mettent au monde et nous donnent des prénoms ridicules que nous avons la bêtise de revendiquer, et ce dès notre plus jeune âge, pensais-je, un prénom ridicule à un amas informe de chair qui pourrira bientôt, peu importe le temps qu'il faudra, et cela est pire quand cet amas de chair est appelé Fabien, le plus ridicule de tous les prénoms, comme chacun sait. Nous savons que nous allons mourir et pourtant nous proclamons à la face du monde que nous nous appelons untel ou untel, et surtout Fabien, et que nous sommes managers, ce scandale doit être dénoncé. Sans le moindre ménagement, dis-je également à Frédéric qui se demandait s'il devait ou non me prendre au sérieux. Frédéric, oui, Tristan, oui, Fabien, non.

      Tristan

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    2. Votre style est plaisant. Il n'y a pas d'esprit polémique dans ma remarque, et des faits il n'est nulle raison de discuter.
      Je ne proclame rien, je ne fais qu'exister. Mais il est vrai qu'il y a là comme un début de revendication.
      Les prédicats n'ont qu'une valeur relative, en quoi ils embrassent les opinions et certaines obsessions.

      Fabien.

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  8. La Grande Librairie, l’émission Témesta de François Busnel devrait être bientôt remboursé par la sécu.
    Tous sur le plateau en oublient que "C’est par la grâce de Dieu que nous avons ces trois précieuse choses : la liberté de parole, la liberté de penser et la prudence de n’exercer ni l’une ni l’autre. » (Mark Twain)
    Amen

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  9. Cher Frédéric,
    Il est des personnes assez mystifiées pour croire que Misrahi est un spécialiste de Spinoza. Or, les délires de ce vieil homme me font plutôt penser à la soupe moralisante servie par Sartre et ses disciples. Misrahi a lu (et traduit) Spinoza, mais de toute évidence il n'en a rien retenu.
    C'est pourquoi, les quelques minutes de parole qui ont été accordées à Clément Rosset ont été des plus délicieuses : lui a véritablement compris l'esprit des écrits spinozistes et il n'a fait qu'une bouchée des lamentations sartriennes de Misrahi).
    Je ne peux m'empêcher de me poser une question (d'autant plus que ce n'est pas la première fois que je vois Clément Rosset victime de ce genre de traquenard) : mais qu'allait-il faire dans cette galère ?
    A vous
    Loïc

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  10. Misrahi n'a rien retenu de Spinoza, en effet. Il est resté collé à Sartre. Notez que c'est le seul universitaire qui reconnaisse Onfray et c'est pourquoi Onfray passe sur le sartrisme de ce dernier et lui écrit une préface. Ce qu'il obtient de Misrahi, Onfray ne l'avait pas obtenu de Jerphagnon. Dommage. Cela aurait été mieux pour lui. Pour un livre d'entretiens sur Dieu et la philosophie, Jerphagnon lui avait préféré Luc Ferry — qu'il jugeait bien plus solide sur le plan de la culture. Vexé, Onfray lui en avait voulu. À sa mort, il lui a rendu un hommage tel qu'on pouvait lire entre les lignes que le maître n'avait eu qu'un seul disciple: lui. Aujourd'hui, il ne peut se coiffer que de ce pauvre Misrahi, philosopheux pour bonnes femmes.

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