Le Monde d’avant. Le titre rappelle Le Monde d’hier, de Stefan Zweig. Dans ses mémoires, Zweig évoquait les charmes d’une Europe qui se relevait de la boucherie de 14-18 avant qu’elle ne sombre dans un nouvel enfer de feu, de bombes, de massacres. Dans son journal intime qui couvre les années 1983-1988, Jaccard raconte une France qui commence à se lasser de François Mitterrand, qui craint le SIDA, qui admire ou déteste Bernard Tapie. Si on est loin de l’esprit viennois, on se laisse prendre par les pages d’un écrivain, journaliste et éditeur aussi suisse que parisien, amant heureux de la future romancière Linda Lê, ami d’écrivains à la mode et de psychanalystes — espèce aujourd’hui disparue —, habitué de la piscine Deligny, chroniqueur pour le supplément littéraire du quotidien Le Monde. On le voit déjeuner avec Gabriel Matzneff, Clément Rosset, Michel Polac, avec des confrères qui jalousent sa vie et sa désinvolture. Il se marre souvent au téléphone avec Cioran. Le Monde d’avant est l’autoportrait d’un quadragénaire qui a tout pour être comblé et qui l’est. De temps en temps, une sciatique ou une rage de dent lui rappellent sa finitude. Lorsqu’il est en proie à ces indispositions, Jaccard note qu’il côtoie le gouffre et flirte avec le suicide. Frimeur, il ne parvient jamais à être détestable. Il agace en séduisant, il séduit en agaçant. L’autodébinage est la politesse de son hypocondrie, le style, l’élégance de son égotisme. Le lecteur qui ne connaît pas Jaccard découvrira un diariste futile par profondeur et trouvera dans Le Monde d’avant une mine d’aphorismes. J’en choisirais deux. Sur la littérature: «Pourquoi donc si peu d’écrivains se rendent-ils compte que le journal intime, c’est la liberté […] alors que le roman a presque toujours quelque chose de contraint, de fabriqué, de décourageant. Déjà ce simple fait stupide et insupportable, qu’il faut un début et une fin. On sue dans le roman, on s’ébroue dans le journal intime.» Sur l’amitié: «L’amitié, je m’en rends compte une fois de plus, est un sentiment propre à l’adolescence. Elle lui survit ensuite, mais comme une nostalgie d’autant plus tenace qu’on voit bien avec un peu de lucidité qu’elle n’a plus vraiment matière à s’exercer et que si nous refusons d’en faire le deuil, c’est par crainte de la solitude, certes, mais aussi pour ne pas tuer l’adolescent en nous. Passé quarante ans, nous ne demandons qu’une seule chose à nos amis: respecter nos nerfs. Si, en outre, ils consentent parfois à nous écouter, alors ce n’est déjà pas si mal…» Il y a quelques années, Jaccard m’avait couru sur les nerfs — et réciproquement. Néanmoins je continuais de le lire, ce qui était la manière la plus amicale de l’écouter.