Les librairies ont rouvert samedi. J’espère que les amateurs de philosophie sans qualité y achèteront Contre le peuple — un ou deux exemplaires de plus, même, pour l’offrir. Quand la librairie va, tout va.
Les têtes plates qui n’ont lu de mon livre que le titre, s’autorisent à y dénoncer ce qu’elles appellent mon «mépris de classe». Il semble qu’elles me croient plein aux as, occupant une bonne situation dans la hiérarchie sociale, jouissant dédaigneusement de mon «capital symbolique». Ce doit être mon air de glandeur balnéaire qui les pousse à se monter ainsi le bourrichon à mon sujet. Pourquoi, au lieu de se recommander d’un faux argument sociologique, ne déclarent-elles pas tout de go que ce qui les défrise chez moi, c’est moi? Je pourrais dire alors que je suis victime de leur haine de la personnalité, mais je sais depuis longtemps qu’un type dans mon genre est fait pour agacer les têtes plates. Ce qui ne laisse pas de m’amuser dans pareille accusation de «mépris de classe» dont elles me gratifient, c’est que lesdites têtes plates n’appartiennent pas à la plebs humilis mais à la plebs media, c’est-à-dire à la classe moyenne. C’est de cette petite bourgeoisie très aisée, diplômée, évoluant dans les sphères de la recherche universitaire, de l’édition et du journalisme, que la plupart des têtes plates de la gauche radicale sont principalement issues. Or, de même que la bourgeoisie catholique avait ses œuvres destinées aux pauvres, de même cette engeance intellectuelle privilégiée tire fierté de militer en faveur des démunis, des anonymes, des invisibles, qu’elle appelle le peuple — peuple auquel elle prête dans ses discours ronflants de nobles vertus. En cela, la notion orwellienne de «common decency», ou de décence commune, sorte de moralité naturelle qui serait propre aux humbles, lui est précieuse. On sait que George Orwell tenait pour lui que, animés d’un sens spontané de la solidarité, épris de justice et d’égalité, les sans-grade de la société capitaliste formeraient un peuple bon. Reprenant à leur compte cette idée relevant de ce que j’ai appelé le gnangnan, les têtes plates de la gauche radicale m’accusent d’indécence dès lors que je me marre de cette foutaise morale et moralisatrice et que je fourre dans le même sac les dominants et les dominés, les puissants et les humbles, les «élites» et le «peuple», bref, les méchants et les bons. En fait, elles me jugent partiellement: Si je dois plaider coupable ce n'est pas de cultiver un mépris de classe mais un mépris de masse. Cependant, dans ce grief de mépris de classe dont m’affligent les têtes plates, je n’arrive pas à savoir si, prétendant défendre le parti des mal-lotis, elles ont conscience ou non de la condescendance démagogique avec laquelle elles en parlent. Ayant l’honneur d’en connaître certaines, je sais que c’est tout bonnement par ambition personnelle de se placer dans le monde médiatique, fût-il contestataire, par calcul partisan, par snobisme politico-culturel, bref par clientélisme et arrivisme, que les têtes plates de la gauche radicale s’érigent en amies du «peuple». Je ne suis pas le peuple, mais, à sa place, je me méfierais de ces amies-là.