En
lisant Ce qui n’a pas de prix, le
tout dernier livre d’Annie Le Brun, je ne pus m’empêcher de me rappeler ce que
j’écrivis dans La Beauté, une éducation
esthétique à propos de l’art contemporain comme art officiel du capitalisme
globalisé.
« Autant dire, donc, que Dada comme le surréalisme se lassèrent du
refus de la beauté tel qu’un temps, mais un temps seulement, Duchamp l’exprima
par ses ready-made et autres gags esthétiques. Au reste, c’est ce dernier
lui-même qui mit vite un terme à leur production, ainsi qu’il le confessa dans
un discours prononcé en 1961 au Musée d’Art Moderne de New York: « Très
tôt je me rendis compte du danger qu'il pouvait y avoir à resservir sans
discrimination cette forme d'expression et je décidai de limiter la production
des ready-made à un petit
nombre chaque année. Je m'avisai à
cette époque que, pour le spectateur plus encore que pour l'artiste, l'art est une drogue à accoutumance
et je voulais protéger mes ready-made
contre une contamination de ce genre.»
La crainte de Duchamp n’était pas de tomber dans le travers de la
routine et qu’on dénonçât un assèchement de sa fantaisie, mais plus simplement
de céder à un embourgeoisement de la
provocation. Avec le temps, un artiste
aussi nouveau et marquant soit-il à une période-clé de sa vie, court le risque
de figer son geste subversif initial. Quand bien même il parvient à échapper à
pareille ossification formelle, il arrive souvent que son influence sur de
nouvelles générations, féconde pour certains individus, soit funeste pour
d’autres. En d’autres termes, ou un génie inspire des imaginations ou il les
neutralise. S’il les inspire, elles deviendront originales, s’il les neutralise,
elles se scléroseront. Dans le premier cas naîtront de nouvelles formes
vivantes, dans le second des procédés qui accoucheront de produits mort-nés —
qu’on appelle aussi des œuvres académiques qui, aussi pauvres soient-elles sur
le plan artistique, une fois bien emballées dans un verbiage moderniste, feront
la fortune de leurs producteurs avisés sur le plan commercial et financier. Or
tel est l’«art» contemporain, un académisme de l’insignifiance et de la
non-création revendiquées n’ayant de cesse de se coiffer de la figure tutélaire
de Duchamp pour faire la guerre, aujourd’hui, au goût et à la beauté, comme si
pareille entreprise était «subversive» ou «dérangeante» alors qu’elle participe
pleinement, avec le décervelage télévisuel et informatique, du processus
d’anesthésie générale des consciences à l’œuvre dans le capitalisme planétaire.
Si Andy Warhol, avatar maniériste de Duchamp, pouvait, au début de l’avènement
du consumérisme, donner à voir au public des classes moyennes le reflet
ironique de leur soumission à la marchandise à travers la reproduction d’images
publicitaires de produits de consommation courants ou de petites mythologies du
star-système, nulle impertinence, cette rébellion raffinée de l’esprit, n’anime
les productions de l’art contemporain. Ce n’est pas là le signe de son
impuissance en tant que pratique, mais de l’impossibilité pour toute
provocation d’aller plus loin dans la barbarie telle que le marché l’engendre
lui-même. Pour reprendre une terminologie marxienne, l’«art» contemporain en
est l’expression «super-structurelle» tout en en présentant une version soft.
Non seulement il ne heurte personne en dépit de ses surenchères dans le
macabre, le stercoraire, l’excrémentiel, le bizarroïde, le kitsch, mais il ne
parvient même pas à flatter le voyeurisme du philistin moyen dont l’imaginaire
est déjà sursaturé jusqu’à l’obésité mentale de déchets iconographiques. Qui a
vu des moutons atteints de tremblante ou des vaches «folles», qui a vu des
oiseaux recouverts de mazout, qui a vu des cadavres humains joncher le sol
parmi des gravats après un raz-de-marée, qui a vu des inondations de boues
toxiques, qui a vu des horreurs ordinaires au journal télévisé et sur les
écrans de l’internet ne peut qu’être blasé devant des animaux flottant dans le
formol, des corps humains écorchés et vitrifiés, des installations
vidéographiques montrant tel ou tel petit théâtre de cruauté ou de crudité. En
visitant un «carré» ou un «espace» d’exposition de ce genre d’attractions,
fût-ce dans un néo-bunker high-tech de Frank Gehry,
une mère de famille monoparentale se dirait, comme ce spectateur
incrédule au sortir du ballet Parade : «Si j’avais su que c’était si bête,
j’aurais amené les enfants.» D’ailleurs ces endroits grouillent toujours d’une
marmaille accompagnée de leurs parents ou de leurs professeurs, les uns et les
autres associés dans l’effort de ruiner toute mémoire artistique dans les têtes
juvéniles. En fait d’avant-gardisme, l’art contemporain arrive trop tard ou
peut-être tombe à pic: il n’y a plus d’âmes sensibles. Sa seule clientèle
n’évolue que dans les sphères de la phynance, comme disait Alfred Jarry, où ses
agents «communiquants», ses «commerciaux» sont assurés d’y actionner ses
fameuses «pompes» tellement on y cultive une ignorance arrogante et snob.
L’«art» contemporain est un produit destiné aux traders en somme, ou à leurs
patrons, ainsi qu’aux boursicoteurs, qui se figurent ainsi prendre la relève
des esthètes décadents de la belle époque, des mécènes princiers de la
Renaissance ou des collectionneurs avisés de l’art moderne tels que le couple
Stein, Calouste Gubelkian et Peggy Guggenheim. Raison pourquoi si des Jeff
Koons, des Damien Hirst, des Serrano, des Delevoye, des Ben, etc., sont
redevables d’une inspiration à un maître, ce dernier n’est pas Duchamp mais
bien Warhol qui finit un jour par lâcher le morceau: «J'ai commencé comme artiste commercial et je veux terminer comme
artiste d'affaires». (Maintenant, s’il me fallait désigner le véritable
héritier spirituel de Duchamp, je nommerais sans balancer Jean Tinguely (clic) qui,
avec ses mécaniques déglinguées, déraillantes, grinçantes et inquiétantes
transcendant l’insolence des ready-made, n’eut de cesse, sciemment ou non, de
poursuivre le projet du Grand Verre et d’évoquer les deux grandes plaies du XXe
siècle : le capitalisme et le totalitarisme — le premier enchaînant la vie
à une production absurde, le second inscrivant dans la chair de certains hommes
la culpabilité d’être né et de continuer d’exister). »