Frédéric Pajak
Je connais Frédéric
Pajak depuis dix-huit ans. Il habite Paris. Je m'y rends peu souvent. Il n’est venu qu’une
fois à Biarritz. Puisque nous passons de longues périodes sans nous voir, j’ai lu
le tome VI de son Manifeste incertain (clic)
comme s’il m’avait adressé une longue lettre illustrée de dessins, dont il
aurait relié les feuillets en volume. Mais tout lecteur de ce livre éprouvera
le sentiment que Frédéric lui a écrit personnellement. En guise de sous-titre,
le bandeau de l’ouvrage indique: «Blessures». Pajak ne déroule pas le récit de
traumatismes mais de quelques mauvais coups de la vie reçus dans son enfance.
Le premier, le plus brutal, sera d’apprendre à neuf ans la mort de son père,
jeune artiste peintre, survenue lors d'une collision sur la route, entre sa DS 21 et une camionnette. Il en
encaissera d’autres, moins durs, mais douloureux. Le chagrin fait mûrir très
vite un gamin, mais ne l’aguerrit jamais contre la laideur des choses de la
vie. Pajak regarde le monde avec ses mêmes yeux d’orphelin précoce. Quand il le commente,
le ton est désabusé et teinté de tristesse. Quand il le dessine, c’est d’un
trait noir. Néanmoins, rien n’est sinistre dans ces pages qu’on tourne avec le
double plaisir du texte et du dessin, où à la gravité de l’évocation du passé,
se mêle la drôlerie de la confidence. Pajak nous raconte les relations
conflictuelles qu’il eut avec ses successifs «beaux-pères», un autre accident de voiture en Espagne dont tout le monde, cette fois, sortira sauf, sa fugue d’une
maison d’éducation, la terrifiante émancipation féministe de sa mère, jeune
veuve, après Mai 68, la découverte récente de sa judaïté qui en fait un «Juif sur le tard», la nature de l’amour
qui le lie à son frère cadet, le moment où s’est affirmé sa double vocation
pour la peinture et l’écriture, son entichement pour l’Italie et l’Espagne. Le
désir d’autobiographie, à la fois légitime et dérisoire, Pajak le croque en
quelques mots: «On aime tant, devant des tiers, réchauffer nos
tambouilles sentimentales, preuves que nous sommes vivants, du moins que nous
avons eu une vie.» Au milieu d’un paragraphe, apparaissent Clément Rosset,
«avec qui, dit Pajak, j’ai bu quelquefois jusqu’à plus soif»,
et moi-même, en qui il voit «un frère en mélancolie».
Entre Frédéric et moi, je crois qu’il y a un an d’écart d’âge. Je ne sais
jamais qui est le plus vieux. Quelle importance? Nos blessures sont presque
jumelles…