En traînant à Biarritz, samedi, après ma conférence sur Nietzsche, je m'arrêtai sur un parapet dominant l'océan et relus un passage de 𝐸𝑐𝑐𝑒 ℎ𝑜𝑚𝑜 — l'autobiographie intellectuelle du penseur:
"Mon père est mort à l’âge de trente-six ans. Il était délicat, bienveillant et morbide, tel un être qui n’est prédestiné qu’à passer, — évoquant plutôt l’image d’un souvenir de la vie que la vie elle-même. Sa vie déclina à la même époque que la mienne : à trente-six ans je parvins au point inférieur de ma vitalité. Je vivais encore, mais sans être capable de voir à trois pas devant moi. À ce moment — c’était en 1879 — j’abandonnai mon professorat à Bâle, je vécus comme une ombre à Saint-Moritz et l’hiver suivant, l’hiver le plus pauvre en soleil de ma vie tout entière, à Naumbourg. J’étais alors devenu véritablement une ombre. Ce fut là mon minimum. J’écrivis 𝐿𝑒 𝑉𝑜𝑦𝑎𝑔𝑒𝑢𝑟 𝑒𝑡 𝑠𝑜𝑛 𝑜𝑚𝑏𝑟𝑒, et, sans conteste, je m’entendais alors à parler d’ombres... L’hiver qui vint ensuite, mon premier hiver à Gênes, cette espèce d’adoucissement et de spiritualisation, qui est presque la conséquence d’une extrême pauvreté de sang et de muscles, donna naissance à 𝐴𝑢𝑟𝑜𝑟𝑒. La complète clarté, la disposition sereine, je dirai même l’exubérance de l’esprit que reflète cet ouvrage, s’accorde chez moi, non seulement avec un excès de souffrance. Au milieu des tortures provoquées par des maux de tête de trois jours, accompagnés de vomissements laborieux, je possédais une lucidité de dialecticien par excellence et je réfléchissais très froidement à des choses qui, si ma santé eût été meilleure, m’auraient trouvé dépourvu de raffinement et de froideur, sans l’indispensable audace du grimpeur de rochers." Schophenhauer disait que toute philosophie était une pathographie, la transcription de maux sous forme de concepts. Une sublimation. Malgré sa volonté de s'émanciper de son maître, Nietzsche, dans ces magnifiques lignes, rend un bel hommage à sa clairvoyance.