Parmi les personnes que je connais qui enseignent la philosophie, ou qui en lisent, je n’en ai jamais vu aucune atteindre l’ataraxie, l’apathie, la béatitude, la surhumanité, ou je ne sais quelle autre forme de vie bonne, ou vertueuse, ou supérieure. En fait, nul ne s’est jamais lancé dans pareille entreprise sachant pertinemment que l’ascèse censée mener à la sagesse est le moyen sûr de rendre sa vie impossible, comme on dit. Contrairement à ce que disait Pierre Hadot, la philosophie comme «exercice spirituel» préparant à une réforme de soi, n’est pas moins idéaliste que la métaphysique, bien au contraire, puisqu’elle part du refus de voir l’invincibilité de la puissance anarchique des désirs et les ruses de l’amour-propre. Le seul penseur qui ne se monte pas le bourrichon et ne bourre pas le mou de son lecteur avec les idéaux éthiques, est, bien sûr, Montaigne. Dans l’avant-propos des Essais, il le prévient:« Je n'y ai eu aucune préoccupation de ton service ». Montaigne se moque d’être utile ou édifiant. On échouera à trouver dans ses pages une sagesse. Lui-même s’irrite ou ricane quand, au gré de ses lectures, il tombe sur l’un de ces prêcheurs de vie philosophique tels que l’Antiquité en avait à revendre: «À quoi faire ces pointes élevées de la philosophie sur lesquelles aucun être humain ne se peut rasseoir et ces règles qui excèdent notre usage et notre force? Je vois souvent qu’on nous propose des images [modèles]de vie lesquelles ni le proposant ni les auditeurs n’ont aucune espérance de suivre ni, qui plus est, envie. » S’il cite souvent Sénèque, ce n’est pas pour s’approprier un dogme stoïcien, mais parce qu’il éprouve comme lui le sens de la fatalité sur le mode du regret et de la volupté. Sa préférence va aux poètes épicuriens, Lucrèce et Horace, débarrassés du puritanisme du maître du Jardin, apologistes des plaisirs et des jours qui arrivent et ne reviendront plus. Lui qui salue la prudence de Pyrrhon ou de Sextus Empiricus, partage aussi le scepticisme railleur de Lucien de Samosate: « Les philosophes veulent se mettre hors d’eux-mêmes et échapper à l’homme. C’est une folie: au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes». Pascal lui volera la formule. Je la fais mienne également. Je tâcherai de m’en souvenir demain, mardi 17, quand je serai sur les ondes de France inter, à 10h, dans la l’émission d’Ali Rebeihi, en compagnie de son autre invité, André Comte-Sponville.
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