Depuis longtemps je
concevais le projet d’écrire un essai qui se serait intitulé Tintin et le Néant. À cette fin, j’avais
jeté des notes dans un carnet. Frappé, peut-être, par cette langueur qui
affecte les savants de l’expédition Sanders-Hardmuth relatée dans Les Sept boules de cristal, mon essai resta en l’état. Or voilà
que, la semaine dernière, en prenant un verre avec les amis Guillermo, Djiad et
l’Infâme R.J., ce dernier sortit du petit sac en papier où il range ses
biscuits suisses un mince opuscule de facture soignée. «Lequel parmi vous,
demanda-t-il, peut se prévaloir d’une connaissance érudite des albums de
Tintin?» Guillermo et Djiad, férus de Cioran et de Beckett, eurent l’honnêteté de confesser leurs lacunes en la matière. J’en revendiquai quant
à moi l’entière maîtrise. C’est donc tout naturellement que Roland m’offrit Le Monocle du colonel Sponsz (Bookéditions)— avouant
au passage que, lui aussi, manquait des références requises.
Le soir même, en lisant
l’ouvrage, je songeai que l’auteur, Hermann von Trobben, avait écrit à ma place
l’essai indépassable sur l’idée du rien dans les aventures de Tintin. J’en
éprouvai un sentiment mélangé de plaisir intellectuel et de jalousie. Toutes
mes intuitions au sujet du rapport au monde hanté par le Nihil que vivent les personnages
clés ou secondaires d’Hergé prenaient forme sous la plume du mystérieux exégète
germanique. Je reproduis ici quelques passages du Monocle du colonel Sponsz:
« Différence de moyens — Comme Rascar Capac dans le cauchemar de
Tintin, l’homme du nihil est un “mort
vivant“. Mais quand le prince inca lance de relativement inoffensives boules de
cristal sur le vulgum pecus, l’homme
du nihil, lui, se sert d’aphorismes hyper-acides et contondants qu’il
projette sur l’omnitude pour la concasser et en faire “la forme apologétique du
suicide compulsif.“»
«Zouaverie philosophique: Lorsque le professeur Tournesol, courroucé
au-delà de toute expression, entraîne le capitaine Haddock à travers le centre
spatial de Sbrodj (cf. Objectif Lune) et, lui désignant un groupe de
philosophes occupés à extruder des concepts, s’exclame: “Et ces gens-là, ils
font les zouaves sans doute?“, il ne croit pas si bien dire. Car ces “amis de
la sagesse“, comme tous ceux qui les ont précédés, s’escriment en vain à disséquer
la réalité empirique: tout ce qu’ils parviennent à produire, c’est de la
“catalepsie conceptuelle“. Autrement dit, sous couvert d’idéalisme, de
nominalisme ou d’empirisme logique, ils “font les zouaves“.»
« Dans la littérature,
on trouve peu de descriptions aussi véridiques et saisissantes du réel que celle que fait le capitaine
Haddock dans Le Temple du soleil: "Pays de sauvages, mille sabords !… Des montagnes, toujours des montagnes
et des tas de sales animaux !…" Même Schopenhauer n’eût pas dit
mieux. »
« Clin d’œil d’Hergé à Otto Weininger — Madame Boullu est cette
mégère, épouse de l’exaspérant marbrier des Bijoux
de la Castafiore, qui, recevant les appels téléphoniques du capitaine
Haddock, lui répond régulièrement que son mari est en déplacement alors qu’il
se trouve en réalité à ses côtés. Dans l’univers de Tintin, elle représente l’éternel féminin, avec son terrible
cortège de duplicité, d’absence d’âme et de sottise satisfaite d’elle-même.
Honte! Honte à toi, femme Boullu !»
Etc.
À mesure que je tournais les
pages de cette pénétrante étude, il m’apparut évident que, contrairement à ce
que je pensais jadis, le stoïcisme, le taoïsme, les philosophies de
l’existence, la psychanalyse, etc., ne trouvaient pas un simple écho dans
l’œuvre d’Hergé, mais l’avaient annoncée et avaient trouvé en elle leur parachèvement
nihiliste. Le lecteur attentif demandera pourquoi le colonel Sponsz demeure le seul personnage dont l’eccéité n’est pas traitée et le
signifiant propre non-dit. Telle est la politesse de Hermann von Trobben de
laisser la pensée dans l’Ouvert de l’interrogation.