La Ville - Gilbet Garcin
"Au cœur des jeux
de langage éthiques, revient l’expression: «La vie». Tous les
discours éthiques parlent de «la vie», comme un fait qui arrive
dans le «monde» — le réel. Or, «la» vie n’arrive pas.
Elle n’arriva ni n’arrivera jamais. Ce qui arrive, c’est non pas la vie
identique pour tous les vivants, mais, pour chacun d’entre eux, des formes de
vies différentes. La vie végétale n’est pas la vie animale. Autant de végétaux,
autant de formes de vies végétales. Autant d’animaux, autant de formes de vies
animales. De même concernant «la» vie humaine. Autant d’humains,
autant de formes de vies humaines. Sans doute certaines d’entre elles peuvent
se ranger dans des catégories génériques ou collectives; mais un humain
ressent clairement que rien ne ressemble moins à sa vie qu’une autre vie
d’humain. Quelle que soit la forme qu’elle prenne — en son cours elle en peut
prendre plusieurs —, la vie, pour lui, est toujours sa vie. Vivre, c’est se trouver, entre le moment de sa naissance et
celui de sa mort, dans une succession de circonstances particulières et
contingentes où, chaque fois, il se rend compte du caractère à la fois factuel,
aléatoire et, par là même, acosmique
de sa présence dans le réel. Rien de plus vain, dès lors, qu’il s’en remette
aux discours éthiques, puisque, visant à énoncer le sens de la vie, ou
encore la manière correcte de la
vivre, tous s’entendent à nier d’emblée la relativité circonstancielle de sa vie — vouée, de fait, à une totale
désorientation. Quel sens, quelle direction et quelle signification présupposer à sa vie quand vivre c’est être, du départ à l’arrivée, cerné par
la mort? Quand un voyageur égaré dans une ville inconnue, et démuni de
plan, demande à un autochtone le «meilleur chemin» pour regagner
son hôtel, ce dernier peut lui faire préciser ce qu’il entend par
«meilleur». Veut-il un parcours direct ou agréable? Est-il pressé? Dispose-t-il de temps? Anxieux, le voyageur choisira le chemin le plus
rapide. Décontracté, il s’engagera, pour flâner, dans les rues les plus
touristiques. Selon son état d’esprit, chaque option sera la
«meilleure». Dans les deux cas, il obtiendra de l’autochtone, si
celui-ci connaît bien sa ville, le renseignement souhaité pour parvenir à
son hôtel: un itinéraire, avec ses étapes et ses repères. Mais les
humains ne vivent pas dans une cité nommée «La Vie» — et nul prêcheur d'éthique n'en est un autochtone. Ce qu’ils
appellent vivre, c’est errer, circuler à l’aveugle en tout sens, au gré du
hasard, croisant, percutant ou ratant d’autres vies. Dans ce trafic des
destinées, nul humain ne peut indiquer à un autre le meilleur chemin pour s’en
extirper et atteindre à un séjour paisible et heureux. «Rien n’est plus
sûr pour les humains qui ont vu le jour que de mourir», dit Critias, le
cousin de Platon, une vielle connaissance de Socrate. «Et, ajoute-t-il, ceux
qui pensent qu’elle a une autre destination, ne peuvent que se perdre»."
In Le Bluff éthique
Hier je n’ai pas perdu mon dimanche.
RépondreSupprimerJ’ai revu « Vivre sa vie » Ce film semble illustrer votre propos. On prend Nana en route. Elle est dos au spectateur dans un bistrot parisien. On saisit des bribes, une vie modelée par les contingences, par la nécessité de trouver deux mille francs pour continuer une route fatale et escarpée (elle, elle trouve vite le chemin de l’hôtel. Elle y éprouve les autochtones…) Nana ne s'appartient pas. Pourtant lorsqu’elle rencontre l’amie qui la précipitera vers son proxénète elle revendique sa liberté (ce qui ne l’empêche pas de dire que « l’évasion, c’est de la blague ».) Le film enchaine des séquences qui paraissent aléatoires mais qui la précipite prématurément vers une mort d’allure dérisoire.
Nana est animée par le désir d’être heureuse, d’aimer… La séquence avec Brice Parain est remarquable… Godard, entre deux tableaux, nous prévient par un carton ; le bonheur est triste…
Le film est un régal pour les yeux. Paris n’est pas encore un catalogue pour touristes. Anna (anagramme de la jolie Nana — à l’opposé de l’héroïne de Zola) Karina est d’une beauté troublante… Je vous le dis ; je n’ai pas perdu mon dimanche.
Et votre billet donne un puissant écho à ce beau film.
Merci, cher Soluto.
SupprimerJ'avais publié ceci, il y a quelque temps:
http://lephilosophesansqualits.blogspot.fr/2012/04/les-mots-sont-des-pistolets-charges.html