Les premières pages:
"Dans Éthique et Infini, Emmanuel Levinas
affirme que si nous nous attardons à détailler les traits d’un prochain, nous
frôlons le meurtre: en contemplant sa physionomie, nous ne lisons pas le «Tu ne
tueras point!» que Dieu, selon lui, aurait inscrit sur la partie la plus nue
de son corps. «La peau du visage est celle qui reste la plus nue […] bien que
d’une nudité décente. Il y a dans le visage une exposition sans défense. Une
pauvreté essentielle… La preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté
en se donnant des poses, une contenance.» En ne prenant pas garde à la «nudité»
du visage de l’autre, nous oublions le devoir de nous en rendre responsables. «Lorsque
vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les
décrire […] vous vous tournez vers autrui comme vers un objet.» Aussi, dit
Levinas, quand nous rencontrons quelqu’un, l’unique attitude éthique à tenir à
son égard «est de ne même pas remarquer la couleur de ses yeux».
Le propos
de Levinas est d’une subtilité telle que je ne l’ai jamais lu qu’en ayant le
sentiment d’avoir affaire à une supercherie. N’est-ce pas par le visage que
l’autre me signale d’emblée sa singulière altérité? Qu’est-ce qu’un visage
dépourvu de nez, de front, de menton, d’yeux, sinon celui d’un fantôme, d’une
musulmane recouverte de sa burqa, d’un militant du Ku-Klux-Klan affublé d’une cagoule,
d’un futur pendu dont on a caché la tête sous un sac? Ne pas prêter
attention au visage de quelqu’un, n’en être pas curieux, qu’est-ce d’autre
sinon une marque d’indifférence ou de mépris? Étrange éthique qui exige
que l’on commence par adresser une fin de non-percevoir à la singularité
charnelle de son prochain.
Comment perçoit-on
la «nudité» d’un visage, surtout s’il est un beau visage de femme? Car,
en ce cas, c’est la beauté qui trouble le contemplateur, à tel point que, se
sentant dans ce dénuement qu’on appelle la timidité, le voilà en lutte contre
lui-même pour garder une contenance. C’est pour cette raison même que je ne
donne pas davantage raison à Spinoza quand il déclare que la beauté n’existe
que par la grâce d’un désir: on ne désire pas une femme parce qu’elle est belle,
dit-il, mais une femme est belle parce qu’on la désire. De là, on sait, sourd
la fameuse théorie de la cristallisation — reprise par Stendhal mais que
Spinoza emprunta lui-même à Lucrèce — selon quoi, aiguisée par le désir,
l’imagination en embellit l’objet. Difficile de ne pas entendre-là, dans ce
discours qui réduit la beauté à une hallucination excitée et excitante, l’aveu
d’une détresse sexuelle. Surtout, le propos spinoziste manque son but à mêler
désir et regard. Sur ce point, Kant s’avère d’une plus grande perspicacité que Spinoza.
Pour le solitaire de Königsberg, la question n’est pas de savoir si une femme
est attirante parce qu’elle est belle ou belle parce qu’elle est attirante,
mais de constater qu’une belle femme n’est pas désirable. Dans la mesure où le beau
suscite un plaisir de contemplation, une belle femme relègue un homme à une
distance respectueuse, nécessaire au seul désir qui s’impose en cet instant: le
désir désintéressé — détaché (provisoirement, du moins) d’une finalité sexuelle
— de regarder sa beauté."