samedi 17 février 2018

Le bluff de la vie philosophique — 1



En furetant dans les librairies, je tombe sur des ouvrages d’universitaires, ou de para-universitaires, en particulier des néo-nietzschéens, cherchant à promouvoir une nouvelle formule de sagesse: la vie philosophique. Après la vie heureuse, ou bonne, ou réussie, voici la vie philosophique. Ils puisent leur argument de promotion chez Pierre Hadot qui traçait une ligne de démarcation entre, d'une part, les philosophes qui, dans l’Histoire, se seraient contentés d’enseigner leurs idées, et, d'autre part, les philosophes qui auraient vécu en conformité avec les principes qu’ils enseignèrent. Forts de ce critère, ils suggèrent que Diogène et Épicure, au contraire de Platon et d’Aristote, eurent une vie philosophique. Or, Platon et Aristote qui considéraient l’instruction et l’étude comme l’activité même de l’âme au service d’une conduite honnête, ouvrirent, chacun en accord avec ses conceptions, une école. Si, au lieu de donner des conférences aux Athéniens, Diogène préférait les morigéner en les poursuivant dans la rue de ses admonestations et de ses sarcasmes; si Épicure ne concevait pas d’édifier ses disciples hors d’une secte qui ne lui fût toute dévouée, leur vie respective n’en demeura pas moins tournée, comme les vies de Platon et d’Aristote, vers l’enseignement. Pour ma part, eussé-je été le contemporain de l’un des ces maîtres, allergique aux sermons et à la promiscuité, j’aurais changé de trottoir en apercevant le pénible Diogène et évité de franchir le seuil de l'étouffant Jardin. Avec leur règlement interne moins tatillon, l’Académie ou le Lycée m’eussent semblé plus fréquentables. On pouvait impunément en sécher les cours.


La figure du sage cadrait avec la mentalité antique parce que l’époque prisait l’héroïsme fût-il réduit aux querelles d’idées. Si Socrate, Diogène et Épicure ne passaient pas pour de réels sages aux yeux des Grecs, ils incarnaient néanmoins des personnages qui ne déméritaient pas de leur civilisation et forçaient la sympathie d’une élite sensible aux excentricités de l’ascétisme. Quand, aujourd’hui, les vendeurs de la vie philosophique prennent pour exemples de leur idéal les épisodes d’érémitisme de Thoreau ou de Wittgenstein, sans oublier les pérégrinations touristiques de Nietzsche, comment ne pas voir là un romantisme à la Jean-Jacques destiné à plaire au consommateur de philo friand de spiritualité et de nature? On comprend que l’évocation du décor ait son importance dans la littérature des «pro-vie philosophique». Logeant dans l’amphore de Diogène, le Jardin d’Épicure, le taudis d’Épictète, la pensée reniflait les miasmes de la cité. Dans une cabane en rondins au bord de l’étang de Walden, dans une maisonnette isolée aux environs de Skjolden, dans une auberge de Sils-Maria, on l’imagine respirer l’oxygène du grand Tout traversée par l’énergie cosmique. Cogiter, écrire, enseigner, même à temps plein, ne suffirait donc pas à marquer l’existence d’un philosophe du sceau de l’authenticité. Pour toucher à l’essentiel, l’ami de la sagesse devrait séjourner quelques mois en solitaire au cœur de l’Ouvert de la physis — pour parler comme Heidegger qui lui aussi se retirait dans sa hütte pour penser l’être de l’étant — et s’adonner à des travaux de jardinage, des balades dans les bois et des randonnées en montagne. En somme, la vie philosophique serait l’exercice de la pensée au grand air durant des grandes vacances ou un congé sabbatique. Je gage que, d’ores et déjà, des agences de voyages ont ajouté ce concept à leur catalogue.