mercredi 21 mars 2012

Todestrieb

Salvador Dalí-Portrait de Sigmund Freud

« […] Freud fut pour moi une lecture de lycée et des premières années d’université durant lesquelles je dévorais aussi Zweig, Schnitzler, Roth, et collectionnais les livres d’art consacrés à Schiele, Kokoschka, Klimt. Alors que je cultivais une nostalgie sécessionniste fin de siècle, le psychanalyste autrichien en vogue dans les milieux estudiantins de la gauche révolutionnaire n’était pas Freud mais Wilhelm Reich, inventeur halluciné d’une libido cosmique — «découverte» dont il essaya, à la fin de sa vie, dans son exil américain, de tirer des applications techniques: une machine à guérir le cancer et un «chasseur de nuages». Avant de s’abîmer dans la démence et de finir en prison pour pratique illégale de la médecine, Reich, dans les années trente, fonda le freudo-marxisme en introduisant la doctrine de la lutte des classes dans la théorie de la répression des instincts. […] Pour Reich et ses épigones, le communisme serait les soviets plus l’orgone.
En réalité, la raison pour laquelle les gauchistes des années soixante-dix optaient pour Reich contre Freud [était qu’] ils ne pardonnaient pas à l’auteur de Malaise dans la civilisation d’avoir écrit que l’humain n’était pas un animal débonnaire au «cœur assoiffé d’amour», qui ne fait que se défendre quand on l’attaque, mais un prédateur pour les autres individus de son espèce, «tenté de satisfaire son besoin d’agression à leurs dépens, d’exploiter leur travail sans dédommagement, de les utiliser sexuellement sans leur consentement, de s’emparer de leurs biens, de les humilier, de leur infliger des peines, de les martyriser et de les tuer». Ces gens nés au milieu du vingtième siècle parmi les décombres encore fumants d’une Europe dévastée par une deuxième guerre mondiale et des génocides, contemporains d’une foultitude de conflits sanglants en Asie, en Afrique et en Amérique latine, incriminaient Freud pour son pessimisme anthropologique. La pulsion de mort ? Un préjugé « bourgeois », irrationnel. Car les humains, selon les gauchistes, ne furent pas violents à l’origine de leur histoire, ils le devinrent. Et s’ils le devinrent, ce fut à cause de l’instauration de la propriété privée, de la nécessité de la protéger manu militari puis, plus tard, à cause de la généralisation de l’esclavage, du mode d’échange marchand et de l’Etat, et, plus tard encore, à cause de l’apparition du capital et du travail salarié. À travers leur phraséologie marxisante, les reichiens lançaient en réalité contre Freud les mêmes accusations que Rousseau adressait à Hobbes.
[…] À maintes reprises, Freud, dans Malaise dans la civilisation, paie sa dette à Hobbes qui écrivait quant à lui dans son Léviathan : «Nous trouvons dans la nature humaine trois causes principales de discorde : primo, la Compétition ; secundo, la Défiance ; tertio, la Gloire. La première pousse les hommes à s’agresser en vue du gain, la deuxième en vue de la sécurité, et la troisième en vue de la réputation». Pour Freud, c’est le désir de gloire qui constitue la principale cause du malheur des humains — désir de gloire qu’il rebaptise demande d’amour (ou de reconnaissance): exister aux yeux des autres alors même que les problèmes de survie sont réglés et les positions de pouvoir réparties. […] Nul humain, du plus privilégié au plus mal loti ne se sent jamais assez reconnu, c’est-à-dire désiré. De sa naissance à sa mort, il vit dans la frustration et le ressentiment. Tant que les us et coutumes de la culture pèsent sur ses affects, il s’inscrit dans la norme névrotique, se contente des menues réjouissances permises tout en condamnant celles auxquelles s’adonnent ses semblables qu’il imagine plus intenses. Les interdits viennent-ils un jour à exploser à la faveur d’une crise sociale, il laisse alors le cours le plus libre à son agressivité primaire trop longtemps refoulée. «Assez joui !», lance-t-il  les armes en main à la face de ses frères frustrés. «À mon tour d’en profiter ! Mais vous paierez d’abord pour l’insolent bonheur que vous m’avez volé !». Une guerre ou une révolution offre aux humains d’opportuns prétextes pour régler leurs comptes avec leurs prochains qui abusent du désir d’exister tout en conférant aux élans conjoints de plaisir et de mort qui les animent les couleurs d’une noble cause commune. La foi, le patriotisme, la race, les droits de l’Homme, autant de manières de magnifier les jouissances de l’assassinat, du viol, de la torture, du vol et de la destruction».

In Philosophie sentimentale
Flammarion 2010

3 commentaires:

  1. Cher Schiffter,

    La dernière fois que vous êtes adressé à moi — à l'occasion de la polémique avec Jugnon — vous m'invitiez à repasser, à l'occasion, pour une possible discussion autour de Debord.
    Vous ne m'en voudrez donc pas — si l'on considère ce que j'avais dit à Jugnon à propos de Reich — de considérer, à tort ou à raison, l'article que vous venez de poster — tiré de votre dernier livre, que je n'ai malheureusement pas lu — comme une invitation à débattre de Reich.
    Comme je l'avais noté dans la discussion avec Jugnon, je nous crois les plus opposés qui soient au monde. Sur le plan des caractères, et donc des visions du monde.
    Cependant, je vous crois un homme sensible, et très au-delà des techniciens de surface et des portefaix philosophiques habituels.
    La seule chose que je pourrais vous reprocher c'est, à votre âge — pour mettre les choses au clair, nous sommes deux jeunes hommes que deux ans séparent, et, pour indiquer dans quelle direction, je dirai que, en mai 68, alors que vous caressiez les seins des jeunes filles, j'essayais, maladroitement, d'introduire mon membre viril turgescent dans des petits vagins, vierges, annelés et délicieux — la seule chose que je pourrais vous reprocher, donc, c'est cette référence que vous faites, presque toujours, aux uns et aux autres : tantôt Schopenhauer, tantôt Cioran, tantôt Rosset.
    Vous n'en avez pas besoin.
    Vous êtes, me semble-t-il, très au-delà de cela.
    Vous pouvez être schifftérien. Et rien que cela.
    Vous connaissez l'enseignement de Lin-Tsi : tuer le père, tuer la mère, tuer le Bouddha — c'est-à-dire toute autorité antérieure.
    Et si vous ne le faites pas maintenant, quand alors ?
    .
    Personnellement, je suis, en quelque sorte, vaudéen, et rien que cela : Je me fous de Reich, je me fous de Debord, je me fous de Nietzsche.
    Comme vous le savez, si vous avez lu quelques-uns de mes textes sur Internet ou ailleurs, j'envisage la philosophie comme une œuvre d'art, comme le voile merveilleux que tisse et que jette le poète-philosophe sur le chaos de l'être (cela pourrait vous rappeler quelqu'un) ; comme un autoportrait, donc.
    Et je sais, pour avoir goûté, en son temps, votre Lettre sur l'élégance, que, en philosophie comme ailleurs, vous appréciez les mondes que créent, ouvrent et découvrent, les êtres singuliers.

    C'est une expérience, que nous avons peut-être en commun, qui m'a appris que les hommes ne peuvent pas vivre en dehors d'un tableau du monde qu'ils se peignent (pour les plus riches) — ou que l'on a peint pour eux (pour les autres). Et que les catégories intermédiaires retouchent ; avec plus ou moins de témérité.
    En clair, je ne crois pas à la Vérité.
    Je vois Schopenhauer comme je vois Delacroix, j'envisage Nietzsche comme je regarde Manet, je considère Cioran comme je contemple Munch.
    Et, pour le dire autrement, je pense que c'est à son chant que l'on reconnaît l'oiseau : le chant nous apprend quelque chose sur l'oiseau ; mais sur rien d'autre.
    Et, quoiqu'il en veuille, l'oiseau doit. chanter.
    J'ai écrit dans le Manifeste sensualiste. , après Shelley, que je croyais que les poètes étaient les législateurs reconnus, ou non reconnus, du monde. Ce que Nietzsche avait dit aussi ainsi

    R.C. Vaudey
    .

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  2. (Suite.)

    Cela dit en avant-propos à la suite — si vous en désirez une —
    Maintenant que nous avons posé les bases, nous pourrions peindre chacun notre tableau : je devine que le vôtre aura un peu quelque chose du Gréco peignant : Saturne dévorant ses enfants , métissé de Soulages et, pourquoi pas, de Bacon —; et, pour en revenir à votre texte, et pour lancer un peu un débat, je dirai que je retrouve la même impression que j'avais eue en relisant, un peu en diagonale il est vrai, votre texte sur Debord : je crois que vous avez eu beaucoup à souffrir, pendant les années de votre formation professionnelle et philosophique, de la racaille pro-situ, et apparemment, aussi de la racaille gauchiste néo-reichienne. Il y avait certainement de quoi.
    Cela dit, pour reprendre ce que disait Nietzsche à propos du nihilisme, je dirai que vous idéalisez en laid. , en disant croire à une pulsion de mort.
    Pour que les choses soient claires, j'avouerai que je suis plutôt hobbien sur les bords — ayant été, contrairement aux gens de mon âge, confronté à l'Histoire dans ce qu'elle a de plus violent et de plus destructeur, et n'ayant vu — mais cela est plus banal — partout ailleurs, dans les familles comme dans les relations sociales usuelles — dont je me suis tenu, à un point que vous ne pouvez même pas imaginer, le plus possible à l'écart — que bassesse et ignominie.
    Pourtant, il y avait à apprendre de Reich. Je lui dois d'avoir compris ce que je recherchais dans l'amour — et ce n'était pas très beau— : il faut dire qu'après l'avoir lu, à 19 ans, je l'ai pratiqué, en quelque sorte, intensivement, au point de ne faire que cela, pendant les six ou sept années qui ont suivi. Je ne crois pas avoir changé fondamentalement mais j'ai appris beaucoup.
    Je crois que sa principale contribution est « médicale » : c'est sa découverte du réflexe amoureux.

    R.C. Vaudey

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  3. Je suis un homme pragmatique : je crois que si vous vous mettez les doigts dans la bouche, vous vomirez : c'est un réflexe.
    Je sais depuis cette époque que, de la même façon, l'union génitale entre un homme et une femme engendre un réflexe orgastique, viscéral, qui aboutit à ce que j'ai appelé : « l'extase harmonique ».
    Presque toujours contrarié.
    Vous pourrez visionner des années entières de films pornographiques ou érotiques, vous verrez bien des branleurs ou des branleuses, plus ou moins spasmés, plus ou moins en transe, des femmes fontaine ou des possédé(e)s, toutes les sortes que vous pouvez imaginer de convulsionnaires, mais jamais l'ombre d'une jouissance.
    On pourrait dire : quelle importance pourvu que ça leur convienne !

    Et effectivement : personnellement, je m'en soucie comme d'une guigne.

    Pour moi, amoureux de la grâce, je remercie cependant Reich de m'avoir permis de la découvrir dans l'amour charnel et sentimental.
    Dans un monde de damnés, l'expérience — ou la contemplation — de la grâce est, et a toujours été, pour moi, le sens même, vécu ou admiré, du monde et de la vie ; et elle m'émeut partout où je la vois : chez un surfeur fluide comme la vague, ou chez les sauteuses en hauteur — belles comme des gazelles.
    Disons que je remercie Reich et quelques autres d'avoir fait de moi, en quelque sorte — et avant que le Grand Loup me croque — un gracieux sauteur en langueur…

    C'est cela, à mon sens, qu'indépendamment des dérives personnelles de Reich, il fallait apprendre de lui.

    C'est bien entendu cela qui n'a pas été entendu, et qui dérangeait les brelles tordues gauchistes — et les autres — qui ne désiraient rien d'autre que de se faire piler, ou de piler les autres.
    Sans aucune grâce.

    Reich indiquait la possibilité entre les hommes et femmes d'une rencontre charnelle, amoureuse et abandonnée. Gracieuse.
    Comme Da Cat, à peu près à la même époque, nous montrait qu'il y avait mieux à faire avec une planche que de la briser en la piétinant pour y défouler sa rage.
    J'imagine que lorsque vous voyez des crétins démonter une planche de surf à coups de pieds ou à coups de poings, pensant qu'ils sont au sommet de l'extase que l'on peut connaître avec une planche de surf, vous avez un petit mouvement de recul, et que vous passez votre chemin.
    Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit d'une affaire sentimentale, esthétique, et, pour le dire d'un mot que Freud n'entendait pas — pas plus qu'il n'entendait, selon son propre aveu, la musique —océanique. .
    Que les rencontres de ce type restent le fait de quelques very happy very few, ou qu'elles se démocratisent à l'échelle des milliards d'êtres humains qui peuplent notre planète, c'est ce que la suite de l'histoire nous apprendra. Dans le cours du, ou des, millénaires qui suivent.

    Personnellement, j'ai trouvé plus élégant de peindre mon tableau dans le sens de l'utopie.
    Mais je conçois que c'est une touche qui peut déplaire.



    R.C. Vaudey

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