vendredi 9 septembre 2011

Généalogie d'une philosophie sans qualités



Je me rappelle la première fois que je découvris la folie. C’était à l’hôpital psychiatrique de Montpellier, dans les années soixante-sept ou soixante-huit. Son directeur était un vieil ami de mes parents, un « colonial » de Dakar, recasé à ce poste, en métropole, juste après l’indépendance des pays de l’Afrique Occidentale Française. Ce type me faisait penser à l’antipathique docteur Müller de Tintin. Il dirigeait son hôpital en maître autoritaire, bénéficiant d’un immense logement de fonction au cœur d’un beau parc et, aussi, du service d’une domesticité recrutée parmi les malades les plus pauvres, et, donc, les plus dociles. Aimant à montrer son pouvoir et sa réussite, il recevait souvent. Comme ma mère, inexplicablement, l’appréciait et répondait à ses invitations, je passai quelques fois de longs séjours de vacances dans son fief où il régnait sur un peuple d’aliénés discrètement encadré par des silhouettes blanches. Nullement psychiatre mais prétendant, en qualité de patron suprême de l’hôpital, jouer un rôle médical, le docteur Müller était fier de nous faire visiter les lieux où l’on traitait les cas graves. Il nous faisait trotter à travers de longs couloirs éclairés par une suite de grandes fenêtres latérales, jusqu’à ce qu’il ordonnât au planton qui nous précédait — son boy de Dakar qu’il avait gardé à ses ordres — d’ouvrir une porte donnant sur la salle des électrochocs, puis une autre trouée d’un hublot: celle d’une cellule capitonnée. La première, carrelée du sol au plafond, avec en son centre un grand lit en fer équipé de sangles, ne me parut pas effrayante. Il ne me vint pas à l’idée qu’on y électrocutait, méthodiquement, des humains et même des enfants. La seconde, en revanche, me frappa d’horreur. Je ne pus m’empêcher de me voir là, enfermé et entravé par une camisole de force, hurlant ma douleur, des heures et des heures, dans une indifférence matelassée. Ayant deviné mon angoisse, Müller me dit, mi-sérieux, mi-plaisant : « Je peux te jeter là-dedans quand je veux ». Je revois encore la face hilare du nègre et, aussi, celle de ma mère où je crus lire une approbation. 


In Le philosophe sans qualités

5 commentaires:

  1. Il y a de ces bouffées nostalgiques qui nous asphyxient, Cher Frédéric.

    RépondreSupprimer
  2. Cher Frédéric, un extrait de "Les Jardiniers de la Folie" de Edouard Zarifian, psychiatre, un peu long peut-être dans une case commentaires. Sorry.

    .../...
    "Au fond, la folie est toujours définie par un autre, jamais par soi-même. C'est là qu'apparaît d'emblée la nécessaire référence extérieure, la référence sociale sans laquelle la folie n'existerait pas. On est toujours le fou des autres, de la société ou de son mandataire: le psychiatre.
    C'est la psychiatrie qui définit la folie.
    Ne pas rencontrer la psychiatrie, c'est éviter l'étiquette indécollable de "fou". Le rôle de la psychiatrie, c'est d'officialiser ce statut. Des "originaux", acceptés dans leur différence, au sein de certains milieux peu médicalisés et tolérants, mourront sans jamais savoir -et leur entourage non plus- qu'ils auraient pu être fous s'ils avaient rencontré, ailleurs, la psychiatrie.
    La société accepte, comme soupape de sécurité, que certains de ses membres accèdent à la liberté du non-conformisme sans recevoir l'étiquette de "fou". Ces marginaux sont souvent célèbres et respectés si leur domaine d'activité se situe dans la créativité, les arts ou le spectacle.
    Les comportements, les discours publics et les vêtements qui conduiraient tout citoyen à l'asile peuvent faire exception si l'on est sur une scène ou sur un écran de télévision. Ce comportement "a-normal", simple comportement de liberté le plus souvent, est toléré car son espace d'expression est circonscrit, donc sans danger. La fonction est même de faire rêver à ce que l'on s'interdit de faire.
    La société permet alors à la psychiatrie d'être permissive. Ailleurs, là où la liberté politique et la liberté d'expression tout court ne sont pas autorisées, la psychiatrie joue parfaitement le rôle qui est attendu d'elle par la société et l'on interne des formes cliniques de schizophrénie politique ou de schizophrénie sociale".
    .../...

    RépondreSupprimer
  3. Cher Frédéric, j’ai bien peur que ce ne soit pas la folie que vous ayez découvert si précocement, mais plutôt l’hôpital… La folie ne se découvre pas avant longtemps, sauf dans le cas des décompensations bruyantes ou des épisodes aigus. La plupart du temps elle couve dans le bonhomme et fait sa pelote… Puis un jour les bizarreries surgissent, grippent ou explosent la pensée, la font menaçante pour le sujet lui-même. Des rituels obsessionnels à l’automatisme mental, de la névrose grave à la psychose la plus désorganisatrice toutes les souffrances mentales peuvent s’imaginer. Souvent elles sont vécues honteusement par le malade. Le raptus anxieux, le délire, le passage à l’acte les révèlent et sidèrent un entourage qui savait confusément ce qu’il ne pouvait voir…
    La grande Zaza (ainsi l’appelait-on, parait-il, dans son service caennais) tenait parfois des propos étranges… Je l’ai entendu dire en congrès que la schizophrénie pouvait à l’occasion disparaître de façon spontanée en quelques années. Je n’ai jamais constaté ce miracle. Je me souviens plutôt de cet autre psychiatre, Jean Lhuissier pour le nommer, qui nous racontait que certaines schizophrénies commençaient et se terminaient le même jour ; suspendues sous une corde, écrasées au pied d’une falaise, ou noyées au fond d’un bassin ou d’une citerne… Il est sympatoche et apaisant d’imaginer que la folie est le fruit du regard d’une société. La vérité c’est que c’est une souffrance brute, intense et morcelante qui se passe fort bien de mots ou de définition pour être dévastatrice.
    Mais votre directeur d’hôpital, dont on ne peut pas dire qu’il soutint l’antipsychiatrie naissante de ces années-là, avait, à n’en pas douter, quelques jolis traits pervers (le bonhomme jouissait manifestement d’effrayer le petit garçon que vous étiez)… Votre mère, complaisante, n’était peut-être pas en reste… Fouillez vos souvenirs… Où était son plaisir ? Dans l’expression de la toute-puissance de Müller ? Dans la terreur où l’on vous projetait ? Ou dans ce masochisme de bonne femme qui l’empêchait de vous protéger ?…
    Ps Je me régale à lire Philosophie sentimentale que je viens de recevoir…

    RépondreSupprimer
  4. Monsieur Müller, Directeur de l'Hôtel du Palais11 septembre, 2011

    Cher Doctor S., Monsieur Vasquez vous remettra le chèque pour le croquis ce matin au bar impérial vers 10H.
    Nous bruncherons tous les trois un peu plus tard.

    Müller.

    RépondreSupprimer
  5. La face hilare du "nègre" ?!?

    RépondreSupprimer

Les commentaires anonymes et fielleux seront censurés.