dimanche 17 décembre 2017

Otium cum litteris — IX


 En date du 8 novembre 1806, quelques mois après le suicide de son père, le jeune Arthur Schopenhauer, âgé de dix-sept ans, écrit à sa mère Johanna une brève missive: «L’oubli d’un désespoir passé est un trait si étrange de la nature humaine qu’on ne le croirait pas si on ne le constatait pas. Tieck l’a magnifiquement exprimé par ces mots: ”Nous voilà à gémir et à demander aux étoiles: Qui n’a jamais été plus malheureux que nous?, alors que derrière nous se profile déjà l’avenir moqueur qui se rit de la douleur éphémère de l’homme.” Et il en est toujours certainement ainsi. Rien n’est fixe dans la vie éphémère, ni douleur infinie, ni joie éternelle, ni impression permanente, ni enthousiasme durable, ni décision importante qui tiendrait pour la vie. Tout se dissout dans le flux du temps. Les minutes, les innombrables atomes microscopiques dans lesquels toute action déchoit, sont les vers rongeurs qui dévastent tout ce qu’il y a de grand et de hardi. Le monstre de la quotidienneté écrase tout ce qui aspire à s’élever. On ne prend rien au sérieux dans la vie humaine parce que la poussière n’en vaut pas la peine. Pourquoi des passions dureraient-elles éternellement pour ces misères ?
Life is a jest and all things show it
    I thought so once and now I know it.
                                John Gay »
 Inspiré par le deuil, ce texte contient en germe la pensée tragique du philosophe et, déjà, l’élégance de son style s’y dessine. Douze ans plus tard, après avoir rédigé De la vision et des couleurs et De la quadruple racine du principe de raison suffisante, il achève la première partie de son opus magnum: Le Monde comme volonté et comme représentation. Schopenhauer a trente ans. Il ne doute pas de son génie et n’a que mépris pour les post-kantiens de son temps tels Hegel et Fichte. En 1850 Le Monde n’a toujours pas trouvé ses lecteurs et son éditeur s’en plaint. «Ce n’est pas un reproche à adresser à mes livres, lui écrit-il, mais au public.» Infatigable, il traduit en allemand David Hume et Baltasar Gracián et envisage de publier à Londres une version anglaise des trois Critiques de Kant. Le public finit par découvrir Schopenhauer au soir de sa vie notamment à travers les Parerga et Paralipomena (Oublis et Ajouts) qu’il appelle ses «petits écrits». Mais ce sont des écrivains européens comme Maupassant, Ibsen, Zola, Huysmans, puis Proust, Mann, et d’autres, qui enschopenhaueriseront pour le meilleur, jamais pour le pire, leur propre œuvre. 
Pourquoi évoqué-je le Patron, comme l’appelait Cioran? Ayant acheté les deux volumes de sa correspondance(clic) courant des années 1803 à 1860 (l’année de sa mort) et lisant chaque jour une dizaine de lettres je parfais ma connaissance de l’homme qui tenait pour lui qu’une philosophie n’était qu’une biographie plus ou moins bien fardée et, par là, une pathographie.