En date du 8 novembre 1806, quelques
mois après le suicide de son père, le jeune Arthur Schopenhauer, âgé de
dix-sept ans, écrit à sa mère Johanna une brève missive: «L’oubli d’un désespoir passé est un trait si étrange de la nature humaine
qu’on ne le croirait pas si on ne le constatait pas. Tieck l’a magnifiquement
exprimé par ces mots: ”Nous voilà à gémir et à demander aux étoiles: Qui
n’a jamais été plus malheureux que nous?, alors que derrière nous se profile
déjà l’avenir moqueur qui se rit de la douleur éphémère de l’homme.” Et il en est toujours certainement ainsi.
Rien n’est fixe dans la vie éphémère, ni douleur infinie, ni joie éternelle, ni
impression permanente, ni enthousiasme durable, ni décision importante qui
tiendrait pour la vie. Tout se dissout dans le flux du temps. Les minutes, les
innombrables atomes microscopiques dans lesquels toute action déchoit, sont les
vers rongeurs qui dévastent tout ce qu’il y a de grand et de hardi. Le monstre
de la quotidienneté écrase tout ce qui aspire à s’élever. On ne prend rien au
sérieux dans la vie humaine parce que la poussière n’en vaut pas la peine.
Pourquoi des passions dureraient-elles éternellement pour ces misères ?
Life is a
jest and all things show it
I thought so once and now I know it.
John
Gay »
Inspiré par le deuil, ce
texte contient en germe la pensée tragique du philosophe et, déjà, l’élégance
de son style s’y dessine. Douze ans plus tard, après avoir rédigé De la vision et des couleurs et De la quadruple racine du principe de raison
suffisante, il achève la première partie de son opus magnum: Le Monde comme
volonté et comme représentation. Schopenhauer a trente ans. Il ne doute pas
de son génie et n’a que mépris pour les post-kantiens de son temps tels Hegel
et Fichte. En 1850 Le Monde n’a
toujours pas trouvé ses lecteurs et son éditeur s’en plaint. «Ce n’est pas
un reproche à adresser à mes livres, lui écrit-il, mais au public.»
Infatigable, il traduit en allemand David Hume et Baltasar Gracián et envisage
de publier à Londres une version anglaise des trois Critiques de Kant. Le public finit par découvrir Schopenhauer au
soir de sa vie notamment à travers les Parerga
et Paralipomena (Oublis et Ajouts) qu’il appelle ses «petits écrits». Mais
ce sont des écrivains européens comme Maupassant, Ibsen, Zola, Huysmans, puis
Proust, Mann, et d’autres, qui enschopenhaueriseront pour le meilleur, jamais
pour le pire, leur propre œuvre.
Pourquoi évoqué-je le Patron, comme l’appelait
Cioran? Ayant acheté les deux volumes de sa correspondance(clic) courant des années
1803 à 1860 (l’année de sa mort) et lisant chaque jour une dizaine de lettres je parfais ma connaissance de l’homme qui tenait
pour lui qu’une philosophie n’était qu’une biographie plus ou moins bien fardée
et, par là, une pathographie.