mercredi 1 juillet 2020

Un été sans Antoine Compagnon



Toujours pour les besoins de mon libelle à paraître en novembre, je lis les Souvenirs de Tocqueville qui retracent les tumultes de 1848 dont il fut le témoin direct. Il n’y a pas une page qui ne me fasse penser aux passages de L’Éducation sentimentale, quand Flaubert y décrit les journées de février — ou de juin, j’ai oublié. De Tocqueville j’avais lu, au temps de mes années de flâneries universitaires, De la Démocratie en Amérique. L’ouvrage m’avait grandement intéressé mais j’en avais surtout retiré un grand plaisir de lecture, comme on dit. Tocqueville mêlait avec maestria les genres du récit de voyage, du journal, de l’observation sociologique, de la remarque philosophique. En lisant les Souvenirs, je découvre un satiriste de haute volée. Il y dépeint Lamartine en ambitieux en butte à la bêtise et à la brutalité des factieux, les poussées et les coups de mou de la fièvre révolutionnaire, la grandiloquence des orateurs qui veulent rejouer 1789, l’indécision des prolétaires, les volte-face des gardes nationaux, bref, la tragicomédie du désordre. Aux abonnés de mon blog qui se trouvent en panne de lecture pour la période à venir mais en ont leur claque de passer un été de plus avec Antoine Compagnon, je conseille donc ce livre d’une grande puissance romanesque et politique. En voici un échantillon: «Je fus abordé, au milieu de ce tumulte, par Trélat, révolutionnaire du genre sentimental et rêveur, qui avait conspiré en faveur de la République pendant tout le temps de la monarchie, du reste, médecin de mérite qui dirigeait alors un des principaux hôpitaux de fous de Paris, quoiqu'il fût un peu timbré lui-même. Il me prit les mains avec effusion et, les larmes aux yeux: ”Ah ! monsieur, me dit-il, quel malheur et qu'il est étrange de penser que ce sont des fous, des fous véritables qui ont amené ceci! [Trélat parle de la dissolution de l’Assemblée décrétée par l’extrême-gauche quelques minutes plus tôt] Je les ai tous pratiqués ou traités. Blanqui est un fou, Barbès est un fou, Sobrier est un fou, Huber surtout est un fou, tous fous, monsieur, qui devraient être à ma Salpêtrière et non ici.” Il se serait assurément ajouté lui-même à la liste, s'il se fût aussi bien connu qu'il connaissait ses anciens amis. J'ai toujours pensé que dans les révolutions et surtout dans les révolutions démocratiques, les fous, non pas ceux auxquels on donne ce nom par courtoisie, mais les véritables, ont joué un rôle politique très considérable. Ce qu'il y a de certain, du moins, c'est qu'une demi-folie ne messied pas dans ces temps-là et sert même souvent au succès.» Un livre qui décrotte l'esprit et rafraîchit la mémoire. 

2 commentaires:

  1. Lu et relu dans mes lointaines humanités... en Folio, préfacé par Braudel... Impatient de vous lire ! As usual...

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  2. Je viens de finir "Jamais la même vague", du plaisir, de la désinvolture, merci.

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