À mesure que je traduisais Le Voluptueux inquiet (clic), je me disais que j’aurais pu l’écrire. J’avais le sentiment que Ménécée s’était livré à un plagiat par anticipation des écrits sceptiques à l’égard de la sagesse que je n’ai eu de cesse de publier pendant vingt-ans. Dans sa réponse à Épicure, il n’y a pas une seule idée que je ne puisse partager. Les hommes qui affirment croire dans les dieux sont plus à craindre que les dieux eux-mêmes. Nous ne sommes rien pour la mort et c’est pourquoi elle nous angoisse. Nous n’avons qu’un empire limité sur nos désirs. La nature est un non-être. Notre prudence reste impuissante à maîtriser le hasard. Conclusion: la tombe est le seul lieu de l’ataraxie. Dans sa lettre à Ménécée, Épicure concevait son éthique comme une médecine de l’âme constituée, on le sait, d’un quadruple remède. Au mot pharmakon — φάρμακον — les Grecs donnaient sans doute le sens de «remède», mais il signifiait aussi «poison». Ce n’est donc pas un mince mérite de Ménécée que de considérer la philosophie non comme une thérapeutique lénifiante mais comme une potion toxique. Un ouvrage philosophique digne de ce nom a vocation à empoisonner la pensée de son lecteur. On y verra une cruauté mentale. Assurément. Mais je rappellerai ce que disait Clément Rosset dans son Principe de cruauté: «Il n’y a probablement de pensée solide, quel qu’en soit le genre […], que dans le registre de l’impitoyable et du désespoir[…]».
Un petit lien vers le texte ne fait jamais de mal:
RépondreSupprimerhttps://philosophie.cegeptr.qc.ca/wp-content/documents/Lettre-à-Ménécée.pdf
(Je tiens en passant, à vous dire que j'ai beaucoup apprécié "Le Bluff Ethique" qui m'a fait vous découvrir il y a quelques années.)
Je me sens effectivement proche du contenu de la Lettre à Ménécée, mais je vous avoue que je pense que la société a bien changé, et que certaines perspectives de ce texte ne sont plus vraiment praticables à l'heure actuelle.
La phrase de Clément Rosset "Il n’y a probablement de pensée solide, quel qu’en soit le genre […], que dans le registre de l’impitoyable et du désespoir[…]" me semble particulièrement juste. Par contre, elle ne me semble pas uniquement s'appliquer à la philosophie qui empoisonnerait la pensée de son lecteur, mais aussi aux réflexions personnelles, impitoyables, qu'on peut avoir à l'approche de la mort si on tente de rester lucide lors de cette expérience.
Une pensée impitoyable qui me vient à l'esprit est la suivante: tout acte a des conséquences, et nous avons quand même le pouvoir, dans une certaine mesure, d'influencer le cours des choses après notre mort.
Nous restons donc, sous une forme ou sous une autre, esclave du destin des physiciens, au sens où nous participons à le forger. Le moment où la mort volontaire me semble donc pertinente est le moment où nous percevons le plus lucidement possible que notre vie contribue désormais à forger, à notre insu, le destin dans le sens contraire à notre volonté ou notre "morale".
Je pense que ce type de réflexion ne pouvaient exister que marginalement à l'époque d'Epicure. Avec les "progrès de la médecine", cette question me semble se poser de plus en plus souvent.
C'est un sens dans lequel je trouve que la Lettre à Ménécée a tout de même vieilli. Le sens de la mort me semble avoir d'ores et déjà changé, et il faut nous y adapter, me semble-t'il.