En furetant dans les librairies, je
tombe sur des ouvrages d’universitaires, ou de para-universitaires, en
particulier des néo-nietzschéens, cherchant à promouvoir une nouvelle formule
de sagesse: la vie philosophique.
Après la vie heureuse, ou bonne, ou réussie, voici la vie philosophique. Ils puisent leur argument de promotion chez
Pierre Hadot qui traçait une ligne de démarcation entre, d'une part, les philosophes qui,
dans l’Histoire, se seraient contentés d’enseigner leurs idées, et, d'autre part, les
philosophes qui auraient vécu en conformité avec les principes qu’ils
enseignèrent. Forts de ce critère, ils suggèrent que Diogène et Épicure, au
contraire de Platon et d’Aristote, eurent une vie philosophique. Or, Platon et
Aristote qui considéraient l’instruction et l’étude comme
l’activité même de l’âme au service d’une conduite honnête, ouvrirent, chacun
en accord avec ses conceptions, une école. Si, au lieu de donner des
conférences aux Athéniens, Diogène préférait les morigéner en les poursuivant
dans la rue de ses admonestations et de ses sarcasmes; si Épicure ne
concevait pas d’édifier ses disciples hors d’une secte qui ne lui fût toute
dévouée, leur vie respective n’en demeura pas moins tournée, comme les vies de
Platon et d’Aristote, vers l’enseignement. Pour ma part, eussé-je été le
contemporain de l’un des ces maîtres, allergique aux sermons et à la
promiscuité, j’aurais changé de trottoir en apercevant le pénible Diogène et
évité de franchir le seuil de l'étouffant Jardin. Avec leur règlement interne moins
tatillon, l’Académie ou le Lycée m’eussent semblé plus fréquentables. On
pouvait impunément en sécher les
cours.
La figure du sage cadrait avec la
mentalité antique parce que l’époque prisait l’héroïsme fût-il réduit aux
querelles d’idées. Si Socrate, Diogène et Épicure ne passaient pas pour de réels
sages aux yeux des Grecs, ils incarnaient néanmoins des personnages qui ne déméritaient pas de
leur civilisation et forçaient la sympathie d’une élite sensible aux excentricités
de l’ascétisme. Quand, aujourd’hui, les vendeurs de la vie philosophique
prennent pour exemples de leur idéal les épisodes d’érémitisme de Thoreau ou de
Wittgenstein, sans oublier les pérégrinations touristiques de Nietzsche,
comment ne pas voir là un romantisme à la Jean-Jacques destiné à plaire au
consommateur de philo friand de
spiritualité et de nature? On comprend que l’évocation du décor ait son
importance dans la littérature des «pro-vie philosophique». Logeant
dans l’amphore de Diogène, le Jardin d’Épicure, le taudis d’Épictète, la pensée
reniflait les miasmes de la cité. Dans une cabane en rondins au bord de l’étang
de Walden, dans une maisonnette isolée aux environs de Skjolden, dans une
auberge de Sils-Maria, on l’imagine respirer l’oxygène du grand Tout traversée par l’énergie cosmique. Cogiter, écrire, enseigner, même à
temps plein, ne suffirait donc pas à marquer l’existence d’un philosophe du
sceau de l’authenticité. Pour toucher
à l’essentiel, l’ami de la sagesse devrait séjourner quelques mois en solitaire au cœur de l’Ouvert de la physis — pour parler comme Heidegger qui
lui aussi se retirait dans sa hütte pour
penser l’être de l’étant — et s’adonner à des travaux de jardinage, des balades
dans les bois et des randonnées en montagne. En somme, la vie philosophique
serait l’exercice de la pensée au grand air durant des grandes vacances ou un
congé sabbatique. Je gage que, d’ores et déjà, des agences de voyages ont
ajouté ce concept à leur catalogue.