Une jeune lectrice
nous narguant dans un vêtement sans poches
Préface
Pierre Hadot distingue deux catégories
de philosophes : les faux et les vrais. Ou, plutôt, les académiciens et les
praticiens. Les premiers : les professeurs et les chercheurs; les seconds : les
maîtres de vie. Au fondement de ce distinguo gît l’idée selon laquelle la philosophie,
telle que la concevaient les Anciens, consistait non pas à passer des heures et
des heures le nez dans des textes et à pérorer en chaire, mais «à se transformer
soi-même» grâce à des «exercices spirituels».De même
que l’athlète s’entraîne à la course, tonifie et accroît sa masse musculaire,
observe un régime alimentaire pauvre en graisse et une hygiène de vie austère
dans le but d’affronter toutes sortes de compétitions, le philosophe se
forgerait une âme à toutes les épreuves de l’existence pour peu qu’il s’adonnât
chaque jour à une gymnastique de l’esprit — avec, au programme, la concentration
sur l’instant présent, la visualisation du tout du monde, les examens de
conscience, un tri sélectif et avisé de ses désirs, la résistance flegmatique
aux passions hostiles de ses semblables.
Autant n’ai-je rien à reprocher aux
universitaires qui se contentent d’enseigner avec compétence ce qu’ils savent,
autant je me braque contre certains d’entre eux qui se recyclent dans le
commerce de sagesses – faisant accroire à un public semi-cultivé en quête de
supplément d’âme qu’ils détiennent les recettes d’une vie heureuse et réussie.
Sans revenir à mes arguments déroulés
dans Le Bluff éthique, je rappellerai
simplement que s’il est exact que notre corps peut s’affûter et se fortifier
par une constante activité sportive, notre psychisme, mélasse de drames, de
remords, de regrets, de hantises, de déceptions, de blessures, d’humiliations,
d’échecs, etc., demeure le même. Nulle ascèse, nul travail de nous-mêmes sur
nous-mêmes, comme disent encore les prêcheurs de la vie bonne, ne donnera forme
à cette pesante et inerte matière première. Nous pouvons bien nous instruire en
tel ou tel domaine, élever notre niveau en mathématiques, perfectionner notre
orthographe, étendre nos connaissances en physique quantique ou en langues
orientales. Purement intellectuelles, ces formations ne demandent rien d’autre
que de la compréhension, de la mémoire, de l’opiniâtreté. Purement
psychologiques, les apprentissages de la sagesse devraient reposer sur la force
conjointe de la raison et de la volonté. Or pareille conjonction est une
fiction, une invention de philosophes. Une blague. Une escroquerie. Sans doute
la raison nous ordonne-t-elle de cesser le tabac ou l’alcool. Reste une volonté
de fer pour nous en tenir avec efficacité à notre décret. Or, la volonté ne
peut rien contre la névrose qui nous incite au tabagisme ou à l’alcoolisme. Et,
à supposer que nous ne fumions ni ne buvions plus, ce sera uniquement à cause
de la phobie de tomber malade et non à cause de notre «ferme résolution», comme
dirait Descartes, inspirée par notre bon sens – sans compter que nous nous
assujettirons sans tarder à une autre addiction. Partant, nous ne nous
gouvernons pas. Nulle méditation accompagnée de la décision de nous changer ne
transfigureront notre caractère, c’est-à-dire les plis pris par notre âme
depuis notre naissance et inscrits en elle comme de profondes scarifications.
Tels qu’en nous-mêmes la vie nous fige et l’âge nous ossifie. Quant au bonheur,
comme l’indique l’étymologie, il nous tombe dessus comme le malheur. Il est une
factualité. Nul mortel n’est une providence pour lui-même. Stoïciens,
épicuriens, spinozistes, et d’autres, se montrent plus superstitieux que le
vulgaire à qui ils reprochent d’en appeler aux dieux afin qu’ils lui accordent
la félicité. Au contraire du malheur, le bonheur ne laisse pas de traces mais
des souvenirs qui viennent nous seriner la complainte des regrets. La sagesse
relève de la croyance. Les exercices spirituels dont parle Pierre Hadot font
songer à des gesticulations magiques. Au fondement de ces simagrées, le désir
de conjurer la peur invincible de mourir et de perdre ceux que l’on aime.
Souvent mes lecteurs me jugent non
seulement sombre mais négatif. Ils me suspectent de prendre un plaisir vicieux
à dénigrer la vie — laquelle, à les entendre, serait, malgré tout, belle et
joyeuse. Une amie me dit un jour que je lui rappelais ce marquis de Ximenez
qu’évoque Chamfort à travers le témoignage de Monsieur d’Autrep: «C’est un homme qui aime mieux la pluie que
le beau temps, et qui, entendant chanter le rossignol, dit : “Ah! La vilaine
bête!”» Il est vrai qu’il y a en moi un mécontent. Depuis l’enfance je me
tiens à distance des gens de bonne humeur. Toute liesse me fait injure. Je
regarde avec dédain les enthousiastes, les partants, les motivés. Avec une
certaine crainte, aussi. Les optimistes excellent à remplir les bagnes et les
cimetières. Cela signifie-t-il que je n’aime pas les gens qui aiment la vie ?
Je fuis les inconscients qui ne veulent pas voir qu’ils ne jouissent que d’une
existence conditionnelle et que la mort est indifférente à leur amour de la
vie.
À l’université, mes professeurs me
traitaient de dilettante, estimant dommageable pour mon intelligence de
cultiver la paresse. Je plaidais coupable. Je n’ai jamais eu d’amour, mais simplement
du goût pour la philosophie. Je me suis prêté à elle sans jamais m’y donner. Je
potassais les auteurs officiels rarement avec plaisir, mais me délectais de ces
penseurs hors cadre, casseurs d’idéaux et de valeurs, rangés dans la rubrique «littérature», que l’on
appelle les «moralistes». Ayant appris très tôt à penser dans leurs livres, je
tiens depuis que philosopher ne consiste pas à enseigner à vivre ou à mourir,
encore moins à nous consoler de notre finitude, mais à examiner la pertinence
de notions tenues pour évidentes, à démystifier des foutaises ronflantes, à
mettre un nez rouge aux idoles. En m’adonnant à ces exercices de lucidité, je
ne vis pas mieux : je me divertis un peu.
L’idée sous forme brève plaît. Nombre
de gens, à l’adolescence et même plus tard, éprouvent de l’attrait pour les
maximes, les sentences, les pensées. Preuve en est le succès des recueils de
citations. On en comprend la raison. Dans un même volume se côtoient une foultitude
d’auteurs plus ou moins célèbres que l’on n’a en règle générale pas lus, mais
qui, là, d’un mot, d’un paradoxe, d’une remarque, d’un trait d’humour, d’un
sarcasme, d’une pointe tirés de leurs œuvres respectives, comblent l’esprit.
Souvent l’amateur constitue pour soi-même, dans un cahier, un florilège plus
sélectif que l’original. En recopiant tel ou tel propos, tout se passe comme
s’il cherchait à participer non tant de la pensée de celui qui en est l’auteur,
que de son talent d’expression. Séduit, le «recopieur » réagit davantage en
écrivain qu’en philosophe. Pour le philosophe, disait Jean-François Revel, «une
idée vaut d’être lue parce qu’elle est bonne», alors que pour l’écrivain «une
idée est bonne parce qu’elle vaut d’être lue». Revanche de la formule sur le
traité.
Ni recueil de citations ni traité, le
présent ouvrage est un essai de réflexions, tantôt personnelles, tantôt
«didactiques», inspirées par dix aphorismes empruntés à des penseurs et des
écrivains qui m’ont marqué : l’Ecclésiaste, Montaigne, Chamfort, Schopenhauer,
Nietzsche, Proust, Pessoa, Freud, Ortega y Gasset, Rosset. D’autres noms, bien
sûr, méritaient de figurer parmi ces pages – et certains s’y sont glissés: Lucrèce,
Machiavel, Hobbes, Stendhal. Si j’ai préféré m’en tenir à cette dizaine
d’auteurs, c’est parce que depuis longtemps leurs pensées m’accompagnent et
qu’il m’arrive souvent de les citer dans une discussion ou un texte. Ici,
chacune de leurs phrases m’a entraîné à méditer, digresser ou divaguer autour
du loisir, de la mélancolie et du deuil, de l’ennui et du plaisir esthétique,
de l’admiration pour les maîtres, du chaos, de la vie sociale, de la violence
morale, de l’illusion de la sagesse, de l’amour – autant de thèmes propres à un
« voluptueux inquiet », selon une formule de Jean Salem. Peut-être qu’en
passant d’une citation à l’autre, le lecteur ne verra pas un réel changement de
chapitre. Rien d’étonnant puisqu’il s’agit d’un décalogue sentimental.
Cher Schiffter,
RépondreSupprimerVoilà vraiment un très beau texte. Vous connaissez ma position : « C’est à son chant que l’on reconnaît l’oiseau ». Nous ne chantons pas le même air — le contraire serait inquiétant —, et nos tableaux différent autant que nos chants. Cependant, et puisque j’ai l’occasion de lire cette fois ce que vous écrivez dans vos livres, je dois dire que, pour l’air, j’aime votre style — qui est très beau —, et que, pour le tableau, si je préfère La joie de vivre de Matisse, je n’en comprends pas moins — et je ne suis pas moins bouleversé par — Le Cri de Munch, — probablement parce que je connais, comme tout un chacun, ces deux états de la conscience ; — ce Cri que je crois percevoir, et comprendre, sous les humeurs du mécontent élégant et stylé qui « promène de ruines en villages [son] monocle de Crystal et une théorie […] inquiétante ».
Nous pourrions discuter plus avant, mais sans doute devrions-nous plutôt profiter, vous de l’Océan et de vos amis, et moi de ce qui me plaît. Je vous ai seulement fait ce petit texte pour vous signaler une coquille, non pas dans la Préface, mais dans la légende de l’illustration : vous avez sous-titré Une jeune lectrice nous narguant dans un vêtement sans poches, pourtant j’ai cru deviner, à son vêtement, un très gracieux petit gousset.
À vous,
R.C. Vaudey
Merci, cher Vaudey. Matisse et Munch se connaissaient-ils ? Je l'ignore. Mais si c'était le cas, ils devaient parler avec urbanité de leur manière de voir la vie en peinture.
SupprimerPar ailleurs, félicitation pour votre bonne vue!
À vous,
Schiffter
Quel beau texte, mais quel beau texte.
RépondreSupprimerJ'étais entrain d'écrire cela etc.. sur un petit "post it" de Mac quand le commentaire élogieux de RCV est arrivé. Pis, il souligne bien mieux que je ne l'aurais fait "le vêtement sans poches". C'est ainsi.
J'aime admirer, j'ai besoin d'admirer et je ne cherche pas à savoir pourquoi. Voilà pourquoi chaque lecture de vous m'est une grande satisfaction. Et à force de vous lire, j'ai la sourde impression que vous portez en vous une blessure, de ces blessures qui ne guérissent jamais (je m'y connais).
Bon courage.
ps
c'est très bien de ne pas être publié; ça me permet de vous écrire sans lever le nez de mon clavier, sans rechercher les effets de style -ce dont je suis bien incapable - Ca me permet aussi de vous dire cette intuition évoquée plus haut.
Nuageneuf,
SupprimerJe laisse passer votre commentaire même s'il m'accable de compliments. Mais ne recommencez plus.
À vous,
Schiffter
Cher Schiffter
RépondreSupprimerJe voulais faire une saillie au sujet de ce très gracieux petit gousset — que je dois avouer avoir plus deviné que distingué — où certains, dont je suis, prétendent que se trouve la montre qui, bien remontée, donne l’heure — et l’or — du Temps : j’y renonce.
J’ignore si Matisse et Munch se sont rencontrés — peut-être l’un de vous lecteur pourrait-il nous éclairer — mais si c’est le cas je suis sûr qu’ils auraient fait ainsi que vous le dites.
Je vous souhaite — je nous souhaite — que la vie vous affirme — nous affirme — toujours, comme vous le dites si justement, dans de belles et puissantes vagues océaniques.
Quelles qu’elles soient.
R.C. Vaudey
Peut-on changer ? cher Frédéric, sortir des « langueur, nausée,
RépondreSupprimeret douloureux désir. » propres à Pessoa ?
Vous semblez ne pas le penser, ainsi écrivez-vous : «… notre psychisme, mélasse de drames, de remords, de regrets, de hantises, de déceptions, de blessures, d’humiliations, d’échecs, etc., demeure le même. », vous ajoutez … « la vie nous fige et l’âge nous ossifie. »
Naturellement, les vendeurs de bonne vie et autres foutaises alcooliques – tournant les sens - sont de vils exploiteurs des lassitudes humaines.
Mais sans aller jusqu’à suivre ces esprits duplices, ne peut-on changer par petites touches, se modifier par d’infimes tremblements, avancer ?
Refroidir nos brûlures – non dans le sens d’une tornade qui nous arracherait du sol mais dans celui d’une brise qui nous rafraîchirait et soulagerait d’un degré la morsure de nos tourments…
Un degré de confiance en soi, ça compte non ?
« J’ai conquis, un petit pas après l’autre, le territoire intérieur qui était le mien de naissance. – écrit Fernando Pessoa. in Le livre de l’intranquillité. - J’ai réclamé, un petit espace après l’autre, le marécage où j’étais demeuré nul. J’ai accouché de mon être infini, mais j’ai dû m’arracher de moi-même au forceps. » p 51
Entre les épines : le ciel.
A vous, une Rebutia fasciée.
Cher monsieur Schiffter,
RépondreSupprimerJ'étais loin de soupçonner le jour où j'achetai votre essai qu’au sortir du magasin, bien dissimulé dans mon sac-à-dos, il faisait de moi un terroriste en quelque sorte.
Votre essai est une bombe, une bombe à retardement.
De l’explosif.
Vous m’avez sauvé de la vie.
P-L