Il ne pouvait plus se masquer la réalité: elle
n’avait pour lui ni désir ni élan, se montrait plus gaie à la perspective
de boire du vin qu'à celle d'avoir du plaisir — au point qu’il se demandait s’il en fut
autrement au commencement de leur histoire et, même, si, finalement, on pouvait
appeler cela une histoire…
samedi 23 juillet 2016
jeudi 7 juillet 2016
Semainier d'un Hors-Service — XLIV
La Schiffterina et Caracalla
Le mercredi 29 juin, à 13 h, le taxi nous dépose,
Françoise et moi, à l’hôtel de Seine. Dans le petit hall, près du comptoir du
réceptionniste — qui n’est autre que l’ami Tristan —, il y a, assis dans un
fauteuil, un vieux monsieur très élégant qui lit le Figaro. «Je vous
présente Monsieur Daniel Cordier», nous dit Tristan. Aussitôt, nous
saluons l’homme avec déférence. Il se montre très aimable, très souriant, très
disert — tellement, même, que nous restons discuter avec lui un long moment.
Notre parlote devient si amicale, que je porte des chaises du salon du
petit-déjeuner pour que nous puissions prendre nos aises. Cordier évoque la
guerre, bien sûr, son rôle auprès de Jean Moulin. Il nous apprend qu’en allant
rejoindre De Gaulle à Londres, sa motivation principale, à lui le tout jeune
royaliste et catholique fervent de vingt-ans, était de «tuer du boche». Dans un éclat de rire, il nous avoue qu’il n’en a finalement tué
aucun et qu’il en garde un immense regret. Je lui dis que je le comprends. Passant du coq à l’âne, la
Schiffterina lui demande la raison de sa présence dans l’hôtel. Cordier, qui
habite Cannes, a rendez-vous avec le conservateur de Beaubourg. Il a décidé de
céder au musée une bonne part de sa collection personnelle d’œuvres d’art
moderne. Le temps passe. Au bout d’une heure, un peu impatients de nous rafraîchir,
nous nous levons de nos sièges et saluons le malicieux héros national, alias
Caracalla. Je note qu’il aurait bien aimé continuer à bavarder avec la
Schiffterina à qui il prenait souvent la main pour lui manifester la sympathie
qu’il eut immédiatement pour elle.
C’est, je crois, ce mercredi 6 juillet, que le
comité médical de l’Inspection Académique va valider ou invalider ma demande
d’être placé en hors-service longue durée. J’ignore la teneur du rapport
médical établi par les soins du toubib accrédité. Je lui ai fait part de mon
impossibilité d’assurer le moindre cours du fait que ce n’est pas moi qui ai
tiré un trait sur ce métier, mais que c’est le métier qui a tiré un trait sur
moi. Il a raturé ma raison et ma
parole. De même en ce qui concerne la philosophie. Elle m’a rejeté. Cela dit, il
n’y a jamais eu d’amour entre nous. Elle a toujours eu de bien meilleurs
professeurs. Des hussards. Des battants. Des concernés. Des types ou des bonnes
femmes capables de pérorer avec le plus grand sérieux sur l’art, la conscience, les passions, que sais-je. Il a toujours été hors de mes forces d’être un
authentique prof de philo. Pendant
plus de trente ans, j’ai simulé ce sérieux-là que je trouvais ridicule comme
toutes les formes de sérieux. Depuis toujours, depuis le lycée et l’université,
je manque pathologiquement de sérieux
philosophique. Je n’ai jamais professé que mes humeurs. Année après année, j’ai
étalé à de jeunes esprits appelés à occuper une place meilleure ou plus minable
que la mienne dans les rapports de production, ma science de la fatigue. J’aurai
passé toute une carrière à élaborer une esthétique du vidé. À présent, j’ai la
soixantaine, l’âge de l’exténuation et la philosophie me fait payer avec usure,
si j’ose dire, mes carences pédagogiques. Finie la comédie. J’agonise devant
des élèves qui s’en foutent et qui ont bien raison de s’en foutre. Comme je
n’ai pas envie de mourir sur scène, j’aspire à la retraite. Il me faut un
établissement équipé. Mon appartement avec terrasses, l’une avec vue sur la mer
et l’autre sur le parc, avec la Schiffterina comme infirmière, me paraît tout
indiqué.