J’apprends qu’une «fête
de la philo» se déroule tout au long du mois de mai et jusqu'à la mi-juin à Paris comme en province.
On nous annonce que «de nombreuses manifestations
investiront l'espace public (musées, théâtres, universités, lycées, écoles,
mais aussi la rue et les cafés, les restaurants, les librairies, etc.)»,
marquant par là «une volonté pour les organisateurs de rendre la philosophie
”populaire” et de la voir s'ouvrir à une audience la plus large possible». Le
public des exclus du concept profitera de l’aubaine pour écouter des
conférences présentées comme «ludiques, accessibles et existentielles» et, dans
un souci de «dialogue citoyen», il sera même invité à philosopher avec «des
intervenants prestigieux». Après les Restos du cœur de Coluche et la Soupe
populaire d’Onfray, voici donc la Distribution gratuite de jugeote patronnée
par Jacques Attali, Elisabeth Badinter et Luc Ferry. C’est une bonne nouvelle. Avant la fête nationale du
tapage musical, il y aura désormais un festival des vents de bouche.
L’ennui avec le temps
maussade, c’est qu’il nourrit la conversation des gens qui n’en ont pas — de
conversation. Surtout, il devient un sujet de plainte comme si le printemps devait
tenir ses belles promesses. Où sont passées les journées ensoleillées et les
douces températures ? Qu’il n’y ait nul responsable auquel on puisse
imputer pareille défection, rajoute au ressentiment général. Dès lors, non
seulement il me faut endurer la pluie, mais aussi l’indignation météorologique
de mes contemporains. Je préfère de loin la première.
L’avantage du mauvais
temps est qu’il vous contraint à rester chez vous et à vous convertir au
stoïcisme, c’est-à-dire à faire de nécessité vertu. En l’occurrence, j’en
profite pour rendre visite aux livres de ma bibliothèque — celle des romans,
les livres de philosophie étant «rangés» ailleurs. J’en prends un,
je le feuillette, je le repose. Parfois, je relis un passage que j’avais
souligné jadis au crayon. Il m’arrive d’en percevoir toujours la beauté ou la
pertinence. C’est même le cas à chaque fois — ce qui m’incite à penser que le
moi dont je suis doté aujourd’hui reste dans la lignée spirituelle ou
esthétique du moi d’alors. D’où vient cette continuité dans les pensées ou le
goût? Question ou fausse question que je laisse en suspens. Je me
contenterai de me dire que vieillir n’est pas changer. On rompt avec quelques
habitudes et on prend d’autres plis. Rien de radical. L’homme est l’animal
petit-bourgeois. Là où j’ai changé, en revanche, c’est dans le fait que je lis
de moins en moins de romans et que je ne souligne plus aucune phrase au crayon.
Les phrases qui me plaisent, j’ai coutume depuis un certain temps de les écrire
moi-même et de les compiler dans des volumes. Même par temps de pluie, je n’ai
pas le désir de les feuilleter. Reste mon blogue que j’ai de plus en plus la
flemme de tenir. Mais je m’y efforce. Nulla
dies sine linea. Bonne méthode pour ne pas laisser rouiller son esprit et
son style. Pour ma part, je ramollis la maxime. Pas une semaine sans une ligne.
Dieu se reposa le septième jour qui suivit la Création. Je fais aussi dans l'hebdomadaire. Mais j’ai opté pour le
rythme inverse. Je paresse six jours et j’écris le septième.
Mon précédent billet a
suscité bien des réactions — et des échanges — chez les fidèles abonnés de ce blogue. Je comprends.
La thèse de Santiago Espinosa est si paradoxale qu’elle ne peut que surprendre.
Cela dit, toutes les idées philosophiques, ou, simplement, intelligentes, sont
paradoxales. Pour rester dans le domaine esthétique, on se souvient qu’Oscar
Wilde tenait pour lui — dans son délicieux essai L’effondrement du mensonge — que ce n’était pas l’art qui imitait
la vie, mais la vie qui imitait l’art. À juste titre. Personnellement je
connais des nanas, des lolitas, des bovarys. Candide, je les crédite d’abord
d’un certain romantisme. Mais le romantique, c’est moi. Jeune homme, j’étais le
Antoine Doinel de la côte basque, même si, souvent, on voyait en moi un don
juan. Certains soirs d’été à Guéthary, les ciels s’efforcent d’égaler les
couchants de Turner. Parfois, ils y parviennent, laissant place à la douceur
des choses. Quand la nuit est avancée, ma belle et moi nous regagnons Biarritz en
cabriolet démodé. Les tubes italiens nous accompagnent. C’est la dolce vita.
Pour en revenir au livre
de Santiago Espinosa, ce qui est difficile non tant à comprendre mais à
admettre, est l’idée que la musique est une expression, sans doute, mais qui
n’exprime rien — rien d’autre qu’elle même au moment précis où elle est jouée.
Un oiseau qui chante, comme on dit, n’exprime rien. Le plaisir pris à l’écouter
est « gratuit » — sauf si l’auditeur projette ses propres affects sur
les trilles perçues, et sauf si celles-ci déclenchent chez lui une émotion,
telle la gaieté. Mais en aucun cas l’auditeur, sauf à céder à
l’anthropomorphisme, ne pourra affirmer que le rossignol est joyeux et que s’il
s’égosille c’est pour manifester son état d’âme. On objectera qu’un compositeur
n’est pas un rossignol et, dès lors, qu’il peut fort bien avoir l’intention d’exprimer telle ou telle passion
dans son œuvre — l’enthousiasme ou le transport héroïque, par exemple, et
qu’elle sera éprouvée par l’auditeur. « Quand je sors d’un opéra de
Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne », dit Woody Allen. Mais pareille
objection en appelle une autre contre elle, à savoir que quelle que soit
l’intention du compositeur l’auditeur peut parfaitement ne pas l’écouter en ce
sens et ne s’en tenir qu’à un plaisir désintéressé, au sens kantien du terme,
c’est-à-dire un plaisir simple de mélomane ou de musicien. On voit ainsi la
ligne de démarcation tracée par Ortega y Gasset — tant dans Ladéshumanisation
de l’art que dans Musicalia — entre,
d’une part, une écoute «naïve» de la musique comme langage des émotions
ordinaires et comme occasion particulière de les ressentir un peu autrement,
sous une forme esthétique, et, d’autre part, une écoute «savante» ou «cultivée»
des œuvres comme architectures sonores peu ou prou sophistiquées destinées à
susciter des sentiments étrangers à toute psychologie. Les amateurs de la
première écoute appartiennent à la masse. Ils aiment la musique comme moyen de
danser, de protester, de s’indigner, de pleurer ou de se réjouir. Ceux de la
seconde appartiennent à l’élite. Ils écoutent la musique quand elle
s’offre comme l’expression à la fois réitérée et inouïe, harmonieuse ou non, de la cacophonie de l’existence, cette«histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et
de fureur et qui ne veut rien dire».
Aujourd’hui, je n’ai pas surfé
une vague ni écrit une ligne. Dans l’un et l’autre cas, je ne me suis pas jeté
à l’eau. J’ai opté pour un farniente ombre et soleil. Ombre chez moi. Soleil à la piscine de l’HP.
En réalité, le grand moment de la
journée s’est passé à 19H30, heure à laquelle on a remis le prestigieux prix
Jean Vigo à Jean-Charles Fitoussi pour son long métrage L’enclos du temps. Les jurés ont récompensé un «film poétique et
lumineux». Bien vu bien dit. Il faut accepter les prix que l’on nous décerne,
même s’ils sont mérités. En attendant, je suis heureux de jouer dans les films
de Fitoussi le personnage de William Stein, arrière petit-fils du baron Victor Frankenstein— sculpteur de féeries anatomiques. Le cinéma c’est le temps vécu avec d’autres moyens.