dimanche 29 novembre 2020

De mon mépris de classe



Les librairies ont rouvert samedi. J’espère que les amateurs de philosophie sans qualité y achèteront Contre le peuple — un ou deux exemplaires de plus, même, pour l’offrir. Quand la librairie va, tout va.

 

Les têtes plates qui n’ont lu de mon livre que le titre, s’autorisent à y dénoncer ce qu’elles appellent mon «mépris de classe». Il semble qu’elles me croient plein aux as, occupant une bonne situation dans la hiérarchie sociale, jouissant dédaigneusement de mon «capital symbolique». Ce doit être mon air de glandeur balnéaire qui les pousse à se monter ainsi le bourrichon à mon sujet. Pourquoi, au lieu de se recommander d’un faux argument sociologique, ne déclarent-elles pas tout de go que ce qui les défrise chez moi, c’est moi? Je pourrais dire alors que je suis victime de leur haine de la personnalité, mais je sais depuis longtemps qu’un type dans mon genre est fait pour agacer les têtes plates. Ce qui ne laisse pas de m’amuser dans pareille accusation de «mépris de classe» dont elles me gratifient, c’est que lesdites têtes plates n’appartiennent pas à la plebs humilis mais à la plebs media, c’est-à-dire à la classe moyenne. C’est de cette petite bourgeoisie très aisée, diplômée, évoluant dans les sphères de la recherche universitaire, de l’édition et du journalisme, que la plupart des têtes plates de la gauche radicale sont principalement issues. Or, de même que la bourgeoisie catholique avait ses œuvres destinées aux pauvres, de même cette engeance intellectuelle privilégiée tire fierté de militer en faveur des démunis, des anonymes, des invisibles, qu’elle appelle le peuple — peuple auquel elle prête dans ses discours ronflants de nobles vertus. En cela, la notion orwellienne de «common decency», ou de décence commune, sorte de moralité naturelle qui serait propre aux humbles, lui est précieuse. On sait que George Orwell tenait pour lui que, animés d’un sens spontané de la solidarité, épris de justice et d’égalité, les sans-grade de la société capitaliste formeraient un peuple bon. Reprenant à leur compte cette idée relevant de ce que j’ai appelé le gnangnan, les têtes plates de la gauche radicale m’accusent d’indécence dès lors que je me marre de cette foutaise morale et moralisatrice et que je fourre dans le même sac les dominants et les dominés, les puissants et les humbles, les «élites» et le «peuple», bref, les méchants et les bons. En fait, elles me jugent partiellement: Si je dois plaider coupable ce n'est pas de cultiver un mépris de classe mais un mépris de masse. Cependant, dans ce grief de mépris de classe dont m’affligent les têtes plates, je n’arrive pas à savoir si, prétendant défendre le parti des mal-lotis, elles ont conscience ou non de la condescendance démagogique avec laquelle elles en parlent. Ayant l’honneur d’en connaître certaines, je sais que c’est tout bonnement par ambition personnelle de se placer dans le monde médiatique, fût-il contestataire, par calcul partisan, par snobisme politico-culturel, bref par clientélisme et arrivisme, que les têtes plates de la gauche radicale s’érigent en amies du «peuple». Je ne suis pas le peuple, mais, à sa place, je me méfierais de ces amies-là.  


 

lundi 23 novembre 2020

De l'indestructibilité des mirages ontologiques et politiques

 

L’autre jour, mon attestation de déplacement dérogatoire en poche, je flânais sur la promenade des plages, allant de la Chambre d’amour à la Madrague. Il faisait frais, mais le soleil me chauffait le dos à travers la toile de ma veste d’officier. Tout en jetant des regards aux vagues de grosse taille auxquelles peu de surfeurs osaient s’attaquer, je réfléchissais à la réception de mon livre, Contre le Peuple. On ne comprendra pas mon propos selon lequel le peuple n’existe pas, me disais-je, tout comme on ne me comprend pas quand j’avance que le monde n’existe pas. De même qu’on refuse de voir que ce qui existe réellement, à savoir le hasard, le temps, la mort, entrave l’avènement d’un monde qui suppose finalité et pérennité, de même refusera-t-on de voir que ce qui existe aussi réellement, à savoir des individus et des groupes sociaux en guerre les uns contre les autres, ne permet pas la formation d’un peuple qui suppose une volonté générale tendue vers des fins communes. Les deux mirages ontologiques du monde et du peuple partagent la même invulnérabilité face à la critique non d’un point de vue intellectuel mais affectif. On peut admettre que l’idée de monde repose sur une téléologie et l’idée de peuple sur une cristallisation, mais à peine aura-t-on donné son assentiment aux arguments qu’on s’empressera de les censurer en raison d’une sensation de danger de perte imminente. Il est rare qu’un raisonnement produise la fin d’une illusion. Au contraire, il la renforce. Concernant la notion de peuple, les esprits qui prétendent défendre les intérêts de cette chimère, je pense notamment à bon nombre d’intellectuels «engagés», auraient trop à perdre s’ils cessaient d’y croire. Car, bien sûr, ce n’est pas la cause dudit peuple qu’ils défendent, mais la leur. Le militantisme distrait de l’ennui et console les déboires. En se portant solidaire du malaise social des classes inférieures — nommées avec démagogie le «peuple» — on s’imagine donner un peu d’allure à ses petites misères personnelles. L’idéal de la cause du peuple appartient aux illusions vitales dont parlait Nietzsche grâce auxquelles on pare son ressentiment propre et son activisme gesticulatoire d’un sens social, politique, historique. Le peuple n’existe pas mais son idée est pathologiquement indestructible me disais-je en apercevant deux jolies qui s’étaient dénudées pour plonger dans la vague du bord. Instantanément, je ne pensai plus à mon factum et enviai l’océan.

mardi 17 novembre 2020

lundi 16 novembre 2020

Demain, Montaigne, à 10h sur France inter

 

Le repaire de Montaigne



Parmi les personnes que je connais qui enseignent la philosophie, ou qui en lisent, je n’en ai jamais vu aucune atteindre l’ataraxie, l’apathie, la béatitude, la surhumanité, ou je ne sais quelle autre forme de vie bonne, ou vertueuse, ou supérieure. En fait, nul ne s’est jamais lancé dans pareille entreprise sachant pertinemment que l’ascèse censée mener à la sagesse est le moyen sûr de rendre sa vie impossible, comme on dit. Contrairement à ce que disait Pierre Hadot, la philosophie comme «exercice spirituel» préparant à une réforme de soi, n’est pas moins idéaliste que la métaphysique, bien au contraire, puisqu’elle part du refus de voir l’invincibilité de la puissance anarchique des désirs et les ruses de l’amour-propre. Le seul penseur qui ne se monte pas le bourrichon et ne bourre pas le mou de son lecteur avec les idéaux éthiques, est, bien sûr, Montaigne. Dans l’avant-propos des Essais, il le prévient:« Je n'y ai eu aucune préoccupation de ton service ». Montaigne se moque d’être utile ou édifiant. On échouera à trouver dans ses pages une sagesse. Lui-même s’irrite ou ricane quand, au gré de ses lectures, il tombe sur l’un de ces prêcheurs de vie philosophique tels que l’Antiquité en avait à revendre: «À quoi faire ces pointes élevées de la philosophie sur lesquelles aucun être humain ne se peut rasseoir et ces règles qui excèdent notre usage et notre force? Je vois souvent qu’on nous propose des images [modèles]de vie lesquelles ni le proposant ni les auditeurs n’ont aucune espérance de suivre ni, qui plus est, envie. » S’il cite souvent Sénèque, ce n’est pas pour s’approprier un dogme stoïcien, mais parce qu’il éprouve comme lui le sens de la fatalité sur le mode du regret et de la volupté. Sa préférence va aux poètes épicuriens, Lucrèce et Horace, débarrassés du puritanisme du maître du Jardin, apologistes des plaisirs et des jours qui arrivent et ne reviendront plus. Lui qui salue la prudence de Pyrrhon ou de Sextus Empiricus, partage aussi le scepticisme railleur de Lucien de Samosate: « Les philosophes veulent se mettre hors d’eux-mêmes et échapper à l’homme. C’est une folie: au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes». Pascal lui volera la formule. Je la fais mienne également. Je tâcherai de m’en souvenir demain, mardi 17, quand je serai sur les ondes de France inter, à 10h, dans la l’émission d’Ali Rebeihi, en compagnie de son autre invité, André Comte-Sponville. 



lundi 9 novembre 2020

De la démagogie en Amérique


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Les élections américaines illustrent le propos que je tiens dans mon opus: ce qu’on appelle le «peuple» n’est en rien un sujet historique collectif uni, doté d’une âme, pensant et voulant, mais ni plus ni moins que l’ensemble des citoyens d’un État ayant droit de cité: le corps électoral. Ces électeurs ne se divisent pas seulement en deux camps politiques, mais en divers groupes sociaux, raciaux, religieux, que sais-je, hostiles les uns envers les autres et qui expriment leur division lors d’un scrutin. Qui incarne le peuple aux USA? Les électeurs de Trump ou ceux de Biden? Les partisans du premier, de condition modeste, se prennent pour le peuple américain authentique, défenseur de la suprématie blanche, attaché aux coutumes et valeurs provinciales, opposé aux réformes dites sociétales, porté à admirer un homme qui a réussi qui fait figure de mâle dominant. Je ne sais plus quel observateur a dit que le milliardaire Trump avait rassemblé autour de lui un électorat regroupant les équivalents de la Manif pour tous et des gilets jaunes — les bigots et les mal-lotis. Les partisans de Biden, eux, se prennent pour le peuple américain tel qu’il plaît aux yeux du monde: antiraciste, tolérant, moderne. Il est vrai que les reportages télévisés permettaient de saisir la différence entre ces deux «peuples». Là des gens gros, mal fagotés, fiers de leurs pick-up rutilants à 50000 $ pour lesquels ils se sont endettés, la main sur leurs armes lourdes; ici des cadres métrosexuels et des femmes à la mode, une jeunesse urbaine blanche, noire, métissée, des arcs-en-ciel de gays et de lesbiennes. Au pouvoir, Trump s’est fait — en paroles — le champion de la classe moyenne inférieure. En campagne, Biden a défendu les couleurs de la classe moyenne-moyenne et de la classe moyenne supérieure. L’un et l’autre n’avaient pourtant qu’un mot à la bouche, celui de «peuple» — montrant par là que le peuple n’est, en effet, qu’un mot et que la première des démagogies consiste à faire croire à telle ou telle catégorie sociale qu'elle forme un peuple.